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distance qui laisse place à bien des états intermédiaires ; et nos linguistes auraient mal profité des leçons de la philosophie contemporaine s’ils continuaient à nous imposer le choix entre les deux branches de ce dilemme. Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne pas voir qu’une volonté obscure, mais persévérante, préside aux changemens du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté?

Je crois qu’il faut se la représenter sous la forme de milliers, de millions, de milliards d’essais entrepris en tâtonnant, le plus souvent malheureux, quelquefois suivis d’un quart de succès, d’un demi-succès, et qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi perfectionnés, vinrent à se préciser dans une certaine direction. Le but, en matière de langage, c’est d’être compris. L’enfant, pendant des mois, exerce sa langue à proférer des voyelles, à articuler des consonnes : combien d’avortemens, avant de parvenir à prononcer clairement une syllabe! Les innovations grammaticales sont de la même sorte, avec cette différence que tout un peuple y collabore. Que de constructions maladroites, incorrectes, obscures, avant de trouver celle qui sera l’expression non pas adéquate (il n’en est point), mais du moins suffisante de la pensée! En ce long travail, il n’y a rien qui ne vienne de la volonté[1].

Telle est l’étude à laquelle je convie tous les lecteurs. Il ne faut pas s’attendre à y trouver des faits de nature bien compliquée. Comme partout où l’esprit populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste avec l’étendue et l’importance des effets obtenus.

J’ai pris à dessein mes exemples dans les langues les plus généralement connues : il sera facile d’en augmenter le nombre ; il sera facile aussi d’en apporter de régions moins explorées. Les lois que j’ai essayé d’indiquer étant plutôt d’ordre psychologique, je ne doute pas qu’elles ne se vérifient hors de la famille indo-européenne. Ce que j’ai voulu faire, c’est de tracer quelques grandes lignes, de marquer quelques divisions et comme un plan provisoire sur un domaine non encore exploité, et qui réclame le travail combiné de plusieurs générations de linguistes. Je

  1. « Un souffle, s’écrie quelque part Herder, devient la peinture du monde, le tableau de nos idées et de nos sentimens ! » C’est présenter les choses en philosophe épris du mystère. Il y avait plus de vérité dans le tableau tracé par Lucrèce. Il a fallu des siècles et combien d’efforts pour que ce souffle apportât une pensée clairement formulée.