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garde, avec le souci de son indépendance, celui de sa dignité. L’expérience lui manque, mais non la fierté. Ce n’est pas contre les attraits du césarisme qu’elle a surtout à se défendre ; c’est bien plutôt contre ceux de l’incrédulité et du socialisme.

L’histoire n’offre pas d’exemple de nations athées, mais elle montre des nations devenues indifférentes, épuisant, dans une lente dégradation, la vitalité acquise dans des siècles de foi. Le dépérissement de l’idée divine fait, dans une démocratie, de plus foudroyans ravages que dans une société monarchique ; car, le pouvoir y étant réduit à son minimum d’action, elle ne peut se soutenir que par les forces morales. Que celles-ci s’effondrent, la justice n’a plus de sauvegarde, et la liberté plus de frein. Le peuple, une fois lancé sur la pente de l’incrédulité, ne s’arrête pas à mi-chemin dans ces régions nuageuses du scepticisme où se complaisent les faiseurs de systèmes et les dilettantes de la libre pensée. Sa rude logique le pousse jusqu’à la négation ; arrivé là, il se repose dans un matérialisme tranquille où l’indifférence éteint jusqu’à la haine religieuse. Alors commence pour lui une lente anémie qui détend un à un les ressorts de sa vie et le conduit doucement à la mort. La décomposition se fait sourdement, mais fatalement ; et il vient un moment où il ressemble à ce chevalier de la légende dont une main cachée avait dévissé l’armure. Au premier choc il se trouve découvert, sans défense contre la lance de l’ennemi.

Quant au socialisme, il est le plus redoutable des dangers, parce qu’il est le plus séduisant des mensonges. Aux malheureux qui se plaignent, aux aigris qui blasphèment, il présente la société comme un antre maudit où le fort exploite le faible, où le travailleur manque d’air et de lumière, pendant que le riche oisif regorge de jouissances. Dans ses bataillons mêlés, les aspirations sont confuses, aveugles même ; mais les volontés ont un but commun, le renversement d’un ordre social fondé sur l’injustice. Les théories se réfutent ; les effets oratoires s’oublient ; ce qui ne se réfute pas, ce qui ne s’oublie pas, c’est l’angoisse de la lutte quotidienne contre la misère, c’est le soulèvement des espérances déçues, c’est le déchaînement de la colère dans des cœurs ulcérés par la souffrance ou desséchés par la haine. Bien aveugles ceux qui ne trouveraient d’autre réponse aux plaintes, même excessives, même violentes, dont retentit le monde du travail, que le non possumus de l’indifférence ou du découragement. Les