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dans ses rapports avec l’Académie : « Messieurs, dit-il, voici un ouvrage attendu depuis longtemps. Puisque tant d’habiles gens y ont travaillé, je ne doute point qu’il ne soit très beau et très utile pour la langue. Je le reçois agréablement ; je le lirai à mes heures de loisir et je tâcherai d’en profiter. »


V

À ce moment l’Académie française était dans tout son éclat. Si l’on se demande à quelle époque de son existence elle a contenu à la fois le plus d’hommes distingués, je crois bien qu’il faudra répondre que c’est à la fin du XVIIe siècle, et pour fixer une date plus précise, en 1693, quand elle a reçu La Bruyère. Elle avait sans doute perdu Corneille et Colbert, mais elle possédait encore Bossuet, Fléchier, Fénelon, Racine, La Fontaine, Boileau, et, au-dessous d’eux, le savant évêque d’Avranches, Huet, Segrais, Perrault, Thomas Corneille et Fontenelle. Les amis de La Bruyère, Bossuet surtout, qui avait pour lui une très vive affection, pensaient avec raison qu’il était digne de figurer dans ce bel ensemble. Ils le poussèrent à se mettre sur les rangs et ils travaillèrent de toute leur force au succès de sa candidature.

Ce fut une grande bataille. Il est probable que, s’il n’avait rien écrit, il aurait réussi du premier coup ; les précepteurs des princes, comme était La Bruyère, arrivaient tout droit à l’Académie. Mais il venait de publier les Caractères, et cet ouvrage qui, à notre sens, aurait dû lui en ouvrir les portes toutes grandes, était précisément ce qui risquait de les lui fermer. Tout le monde le lisait avec passion ; — il fallut en faire, en six mois, deux éditions à Paris et deux en province. — Mais presque personne n’osait en dire du bien. Ceux qui s’y croyaient désignés le déchiraient ; les autres affectaient d’en paraître scandalisés. Aux ennemis que son livre lui avait faits, il faut joindre ceux qui lui venaient de ses illustres amitiés. Boileau et Racine étaient ses patrons, et naturellement les gens qui ne pouvaient pas les souffrir s’en prenaient au protégé pour atteindre les protecteurs. La Bruyère, qui n’avait pas l’humeur pacifique, répondait parfois à leurs attaques par des injures cruelles. « En vérité, dit-il quelque part, je ne doute pas que le public ne soit étourdi et fatigué d’entendre de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol