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M. LOMBROSO
ET LA
THEORIE DE L'HOMME DE GENIE

Il y a des vérités déplaisantes qu’il faut savoir accepter ; c’est en cela que consiste le courage de l’esprit. La vérité n’est pas tenue de nous plaire ; quelques chagrins qu’elle nous cause, de quoi nous servirait de nous fâcher contre elle et de lui fermer notre porte ? Tôt ou tard elle la forcerait. Mais, par une faveur du sort, certains esprits n’ont pas besoin de courage pour admettre les vérités tristes, les vérités cruelles. Ils les accueillent avec empressement, ils leur font fête, ils en sont friands, et ce qui les rend si attrayantes pour eux, c’est leur cruauté même. Le très célèbre M. Cesare Lombroso a passé sa vie à rechercher et à découvrir des vérités cruelles, et elles l’ont toujours charmé. Il a une préférence naturelle pour les fruits acides, pour les oranges amères, et on peut affirmer que de deux propositions contradictoires celle qui, avant tout examen, lui parait la plus vraisemblable est immanquablement la plus désobligeante pour le genre humain, la plus propre à rabaisser l’idée que l’homme se fait de lui-même. La dernière de ses découvertes est peut-être la plus désolante, et il en parle en amoureux, en gourmand. C’est avec une véritable délectation qu’il s’applique à nous persuader que si les alcooliques, les criminels, les crétins, les sourds-muets sont des dégénérés, les grands hommes sont leurs cousins germains, que le génie est une sorte de psychose dégénérative, appartenant à la famille des épilepsies[1].

Il nous assure cependant que sa découverte l’a tout d’abord contristé, ému, révolté ; ce breuvage lui semblait si amer qu’il hésitait à

  1. L’Homme de génie, par Cesare Lombroso, 2e édition, traduite sur la 6e édition italienne ; Paris, 1896, Georges Carré, éditeur.