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Nietzsche. On lui était reconnaissant de son admiration, et des témoi- gnages de toute sorte qu’il en avait prodigués : on le tenait pour un fidèle partisan, on comptait sur lui, pour la grande bataille prochaine. Tout au plus Wagner commençait-il à s’apercevoir de certaines singularités qui auraient eu de quoi, en effet, éveiller sa « méfiance », s’il eût été seulement moins indulgent, ou moins absorbé par d’autres soucis. Brusquement, un beau jour, Nietzsche s’était mis à refuser toutes les invitations. Il alléguait son travail, son état de santé ; ses réponses étaient devenus brèves, embarrassées, pleines de réticences et de sous-entendus. Un jour enfin il était venu : maisil avait apporté avec lui une partition de Brahms ; et il avait voulu à tout prix que Wagner en prit connaissance. C’est le maître lui-même qui a raconté l’histoire à Mme Fœrster. « Votre frère avait installé son cahier rouge sur le piano : toutes les fois que j’entrais dans le salon, cet objet rouge me sautait aux yeux ; il me fascinait, positivement, comme la toile rouge exaspère le taureau. Je voyais bien que Nietzsche voulait me dire : « Regarde, celui-là aussi a du bon ! » et un soir j’ai éclaté. Mais quel éclat ! — Et qu’a dit mon frère? demande Mme Fœrster ? — Rien du tout. Il a rougi, et m’a regardé avec dignité. Je donnerais cent miUe marks pour avoir autant de tenue que ce Nietzsche : toujours distingué, toujours digne. Ah ! voilà qui aide à faire son chemin dans le monde ! »

Cela se passait en août 1874. En décembre, la même année, Wagner écrivait à son ami : « Votre lettre nous a bien inquiétés... Je suis d’avis que vous devriez vous marier, ou composer un opéra. L’un et l’autre de ces deux partis auraient pour vous les mêmes avantages et les mêmes inconvéniens. Pourtant je crois que le mariage vaudrait mieux... Voulez-vous, en attendant, un palliatif ? Venez ici l’été prochain. Les occupations ne vous y manqueront pas : je compte passer en revue tous nos chanteurs de l’Anneau du Nibelung ; le décorateur est en train dépeindre, le machiniste organise la scène, etc. Mais... on connaît l’humeur bizarre de l’ami Nietzsche ! Et je ne veux plus rien vous dire, c’est peine perdue. Ah ! Dieu! mariez-vous donc, et avec une femme riche ! Et puis vous voyagerez, et vous vous approvisionnerez de cette expérience qui vous paraît si enviable. Et puis : l’été prochain, répétitions à Bayreuth, avec l’orchestre, et en 1876... Je prends des bains tous les jours. Prenez-en aussi! Et mangez de la viande ! Et croyez-moi bien à vous de tout cœur. Votre fidèle Richard Wagner. »

Nietzsche s’abstint de venir à Bayreuth l’été suivant : mais Wagner avait tant à faire qu’il ne paraît pas s’en être aperçu. Sa joie fut