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second volume de la Vie de son frère, qui vient de paraître, et dont cette histoire forme, pour ainsi dire, l’unique sujet[1], Le nom de Wagner revient, en effet, presque à toutes les pages du volume, soit qu’il s’agisse de la vie intime de Nietzsche, ou de son enseignement à l’Université de Bâle, ou de ses écrits, ou de l’évolution de ses idées en matière d’art et de philosophie : et chacun des chapitres pourrait être considéré comme le développement de l’une de ces phases de « l’amitié passionnée », que le philosophe eût voulu voir traitées par les romanciers. Mme Foerster nous y montre d’abord Nietzsche et Wagner « attirés l’un vers l’autre par l’illusion d’une communauté de pensées » ; puis viennent les joies « d’une admiration et d’une adoration réciproques » ; et puis l’un des deux amis « se méfie » de l’autre (c’est Wagner, dont Nietzsche avait observé dès le début qu’il avait un caractère « méfiant ») ; et l’autre ami se met à « douter », sans cesse davantage, de la valeur des idées, des sentimens, et de l’œuvre même de celui qu’il avait naguère « admiré et adoré » : jusqu’à ce qu’enfin ils comprennent tous deux que la séparation est désormais inévitable, et s’y résignent, tout en se demandant s’ils auront la force de la supporter. Tel est, dans ses lignes essentielles, le plan de ce second volume de la biographie de Nietzsche : et l’on ne s’étonnera pas après cela que, mal composée, diffuse, encombrée de vains détails et de commentaires superflus, cette partie du récit de Mme Fœrster soit cependant plus curieuse encore que la précédente. Elle a l’unité et la variété, et le charme, et la vie d’un roman.

Mais, hélas ! ce n’est qu’un roman. Et tout autre nous apparaît l’histoire véritable des relations de Nietzsche et de Richard Wagner, telle qu’elle ressort des faits et documens divers cités dans ce livre même. C’est une histoire beaucoup moins poétique, mais en revanche beaucoup plus humaine ; le jeune disciple de l’auteur de Zarathustra l’aurait aisément comprise. Elle ne laisse pas non plus d’être assez touchante dans sa vérité, et le romancier qui voudrait la prendre pour thème y trouverait encore, à ce qu’il me semble, l’occasion d’analyses subtiles et de vivantes peintures. Ai-je besoin d’ajouter que pour la mémoire de Nietzsche comme pour celle de Wagner elle n’a rien, au total, que de fort honorable ? Elle nous rappelle seulement que notre nature a des exigences où personne n’échappe, et qu’il n’y est pas jus-

  1. Sur le premier volume de la Vie de Nietzsche, voyez la Revue du 1er février 1896.