C’est, comme on voit, affaire de milieu. S’il est un peu difficile d’étayer cette doctrine de bonnes raisons, une comparaison y suppléera. Le soleil ne répand-il pas ses rayons sur tout le monde ? « Tout de mesme doivent faire ces grandes et belles dames en prodiguant de leurs beautés et de leurs grâces à ceux qui en bruslent... telles inconstances leurs sont belles et permises, mais non aux autres dames communes, soit de court, soit de ville, et soit de pays;... telles dames moyennes faut que soient constantes et fermes comme les estoilles fixes et nullement erratiques[1]. » La distinction est aussi catégorique qu’il est possible et d’une netteté qui ne laisse rien à désirer. On voit maintenant quel est le fond de la pensée de Brantôme et à quoi aboutit sa théorie de l’honnêteté. Cette théorie est trop commode pour n’avoir pas été maintes fois reprise. Afin de la mettre dans tout son jour, rendons aux mots leur sens complet. C’est que chasteté, fidélité, modestie sont sans doute des vertus, mais ce sont des vertus pour les petites gens, vertus à l’usage de ceux-là mêmes que méprise si fort le gentilhomme de la chambre, vertus triviales comme leurs amours. Quant aux personnes de la bonne société, un privilège de leur condition fait que pour elles le vice devient une élégance et l’élégance tient lieu de vertu.
L’œuvre de Brantôme eut un succès immédiat et durable. Si la première publication d’ailleurs incomplète n’en fut faite qu’en 1659, elle était connue bien avant cette date par les copies qui en circulaient. Elle était venue à son heure. A partir du XVIe siècle, la littérature, en France ne cesse de s’éloigner du public populaire. Elle ne s’adresse plus qu’à une élite, et celle-ci n’accepte pas les grossières façons de rire dont s’accommodaient nos pères. La veine des « contes gras », qui était partie du peuple, se tarit et meurt dans la polissonnerie spirituelle des Contes de La Fontaine et de Voltaire. Ce n’est pas à dire que la littérature licencieuse ait cessé de plaire, mais elle a renouvelé son cadre. Un genre nouveau s’est constitué qui commence en 1665 avec l’Histoire amoureuse des Gaules et se continue jusqu’à ces Mémoires du chevalier de Grammont (1713), dont la dernière partie semble interminable avec les fastidieux chapitres sur les intrigues amoureuses de la cour d’Angleterre. Et ce sont, entre temps, les Amours des dames illustres de notre siècle, les Intrigues amoureuses de la Cour de France, la France galante, et tant de recueils analogues, toute la série des Mémoires apocryphes, tous les spécimens d’un genre où le roman confine
- ↑ Brantôme, VIII, 195 .