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assemblée. C’est ce que Brantôme a compris et tel est le point sur lequel porte la révolution qu’il a opérée dans ce genre de littérature. Il en a conscience et veut que le lecteur n’en ignore. « Et si vous diray de plus, que ces contes que j’ay fait icy ne sont point contes menus de villes ne villages, mais viennent de bons et hauts lieux, et si ne sont de viles et basses personnes, ne m’estant voulu mesler que de coucher les grands et hauts sujets[1]. » Lui arrive-t-il, contraint par quelque nécessité supérieure, de citer tel de ces contes de petites gens, il s’en excuse et on s’aperçoit aisément que son chagrin est sincère. « Je suis bien marry qu’il m’ait fallu apporter c’est exemple et le mettre icy, d’autant qu’il est d’une personne privée et de basse condiction, pour ce que j’ay dellibéré de ne chaffourer mon papier de si petites personnes, :mais de grandes et hautes[2]. » En effet on ne rencontre guère ici de manans, mais des rois et des reines, des gentilshommes, des bâtards, des filles d’honneur, toutes personnes de considération. Bien sûr, les choses s’y passent tout à fait de même qu’entre gens du commun. Mais c’est qu’elles ne sauraient se passer différemment. Tout le changement n’est qu’un changement de personnel. Au surplus, c’est ce qui importe. On veut se sentir en bonne compagnie. Tout est sain aux sains. Entre honnêtes gens il n’est rien que d’honnête.

Ces mots d’honnêteté et de vertu qui reviennent si souvent sous la plume de Brantôme, il est clair qu’il ne faut pas leur donner le sens qu’ils ont aujourd’hui. Ils ne signifient pour lui qu’élégance. C’est la virtù des Italiens. D’ailleurs il est presque superflu de noter que cette élégance apparente n’enveloppe que la plus répugnante brutalité. Dans ce monde courtois l’usage est de battre les femmes : telle qui n’a pas reçu de coups n’a donc pas de raisons d’exercer contre son mari cette vengeance qu’une femme tient toujours prête. On les tue aussi de temps en temps. Et alors cette question se pose : une femme qui se sent menacée a-t-elle le droit de prévenir les fâcheux desseins de son mari et d’envoyer celui-ci devant « faire les logis en l’autre monde? » Brantôme est d’avis qu’elle peut même en avoir l’obligation et le devoir de piété, conformément à l’esprit de la religion qui nous impose de défendre et garder cette vie que Dieu nous a donnée. On doit aimer à la fois en plusieurs lieux, afin de se prémunir par avance contre les ennuis qu’une trahison apporte avec elle. On ne doit pas demander à une femme d’être trop fidèle ; l’habitude de la fidélité donne aux femmes,

  1. Brantôme, IX, 230.
  2. Brantôme, IX, 378.