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Regardez le portrait de Mme de Flesselles et les autres Nattier ou Van Loo. Les architectures ont disparu. Nous sommes en pleins champs ou en plein ciel. Des roseaux croissent, des feuillages s’abaissent, des ondes coulent, des horizons bleuissent. Sur les mains désenlacées, des oiseaux chimériques se posent. Des nuages rose persan, gris perle, ambre doux, passent sur les têtes nues. C’est le jour qui se lève, jour indécis, trompeur, fade clarté d’aube sur un bal finissant, mais c’est le jour tout de même. Il fait pâlir les bougies qui éclairaient, dans la nuit, les parties de pharaon. On voit que quelque chose vit dans le monde, autre que l’homme, qu’une âme y balbutie, autre que notre âme et que, pendant la nuit de jeu ou la nuit d’amour, un mystérieux échange se faisait de forces et de sèves entre les plantes qui-respiraient et les atmosphères qui changeaient d’heure en heure, nous préparant pour le jour suivant la moisson, le pain, le vin, la vie.

Seulement, pour le bien peindre, il eût fallu le bien voir; et les yeux des Van Loo ont trop regardé ces princesses poudrées, enrubannées, pomponnées, falbalassées, pour voir sainement et simplement la Nature fruste et crue. L’artiste du XVIIIe siècle peint la Nature non telle qu’elle est, mais tel qu’il est, et toutes ces plantes, toutes ces eaux, toutes ces collines prennent, sous son pinceau chargé d’une même bleuâtre mixture, cette « couleur de temps » dont Perrault dit qu’était teinte la robe de Peau d’Ane. Voyez plutôt les fleurs dont sont parées les deux femmes en bleu peintes par les deux Van Loo et souvenez-vous des vers du poète:


Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,
Les bleuets sont bleus, j’aime mes amours...


Ici, aussi, les bleuets sont bleus et très bleus, certes, mais les roses ne sont plus roses. Les peintres ont trouvé cette couleur trop commune. Ils ont poudré jusqu’aux feuilles, ils ont fardé jusqu’aux nues. Comme les philosophes, leurs contemporains, ils voient tout atténué, tout gracieux, tout aimable, tout bienfaisant, tout bleu. Derrière la tête de Mme de Lauraguais par Nattier, il y a ainsi une vision de la France, de la France paysanne où l’on s’abreuve de fait, où l’on se pare de guirlandes, où l’on plante des mais, où pour tout le monde, comme pour la dame d’atours de Mme la Dauphine, le Roi est Louis le Bien-Aimé... Tout ce qui est là-bas dans ce peuple est pur, généreux, sensible. S’il y a du mal, c’est la faute aux lois et aux conventions humaines. Ce qui