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des flageolets serrés entre leurs mains rougeaudes, et laissant voir les tons de leurs langues délicieusement rosés comme les teintes de la gorge d’un crapaud. Mais ce sont là de petits rustres. Tous les enfans bien élevés sont gourmés.

Au siècle suivant, ils jettent leur gourme, ou du moins on leur permet de jouer un peu. Bouclier leur donne un petit oiseau à nourrir, Greuze un petit chien à embrasser, et Drouais un déguisement de pèlerin avec le bourdon de Tannhauser, — et de ces coquilles qui servirent aux philosophes à expliquer, de façon si imprévue, des problèmes de haute géologie. — Mais ce n’est point là un voyageur pour Jérusalem; ce n’est même pas un Roméo. Je connais ce pèlerin. Je l’ai vu plus âgé au Louvre en une compagnie de féerie, sous des ombrages de rêve, prêt à s’embarquer sur une très folâtre nef, que Watteau avait frétée, et ce n’était pas pour la Terre-Sainte... Les enfans de Boucher sont hardis, éveillés, mutins, impudens de joie et prodigieusement avancés pour leur âge. Celui de Fragonard est affublé d’ailes, vêtu ou plutôt dévêtu en Amour et fouille dans son carquois, sans avoir l’air de se douter que, si la Beauté est la première des cinq bonnes flèches amoureuses, simplece ot nom la seconde, comme il est dit dans le Roman de la Rose. Ceux de Greuze ou de Chardin, au contraire, toujours jouant et s’étant bien amusés, portent dans leurs grands yeux une mélancolie naissante. Devant ces colombes palpitantes sur leur sein et ces petits oiseaux trépassés entre leurs doigts, ils sentent s’éveiller une curiosité de la vie et de la mort. Il y aura désormais de la grâce et de l’abandon chez les enfans peints par les maîtres ; il n’y aura plus la parfaite insouciance et l’effronté babil. Ils sont sérieux, même en jouant au toton avec Chardin, même en se blottissant dans les bras de leur mère avec David, même en montrant, avec Reynolds, quelque chose dans le ciel. Ils viennent « dans un monde trop vieux », pour des enfans; et tous, à si petite dose que ce soit, ils ont dans leur regard cette interrogation anxieuse des nouveaux venus dans le tableau de l’existence, quand ils semblent, en ouvrant leurs grands yeux sur la vie, nous demander, — comme si personne d’entre nous pourrait le leur dire, — ce que c’est que la vie...

Plus qu’aucun autre, il semble nous le demander, celui que Lawrence a peint de verve, alla prima, sur un fond à peine ébauché, figure saisissante quoique inachevée, — parce qu’inachevée,