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s’il était vrai que Leopardi fût un malade morose, sournois, agité, exigeant, déraisonnable : — « Qui a dit cela? répondit-il. Si quelquefois il avait l’humeur sombre, c’est qu’il souffrait. Du reste il était doux, bon, très modeste dans ses désirs, sans aucune prétention, presque toujours très affable, ingénieux et plaisant dans la conversation. »

Croirons-nous que ce malade si modéré dans ses désirs ait été d’un entretien coûteux? Nous savons qu’il était économe, et M. Franco Ridella nous apprend que Naples était en ce temps une ville où l’on vivait à très bon compte, « que jusqu’au milieu de ce siècle, un étudiant de l’université qui recevait de ses parens une douzaine de ducats par mois passait pour un signore. » — « Nous lui donnions l’hospitalité, dit Ranieri; il était pour ma sœur et pour moi un hôte sacro-saint. » Or il est prouvé par d’irréfragables témoignages, que du mois d’octobre 1832 jusqu’à sa mort, sans parler des subsides extraordinaires, Leopardi reçut de sa famille 24 francesconi tous les deux mois, c’est-à-dire une pension annuelle montant à 800 livres. Que faisait-il de cet argent? Mon Dieu ! il le versait dans la caisse commune ; on n’avait qu’une bourse, on ne distinguait pas le tien du mien. — « Que sa famille le pensionnât ou non, poursuit Ranieri, je n’en ai rien su, m’étant fait une loi de ne point me mêler de ses affaires. » Ne mentons jamais, on finit toujours par se faire prendre. Quand le factum eut paru, la famille de Leopardi, indignée qu’on pût l’accuser de l’avoir abandonné à la charité d’un ami, fit des recherches ; on découvrit dans le bureau du comte Monaldo toute la liasse des lettres de change tirées sur lui par son fils ; Leopardi, qui ménageait ses yeux, s’était contenté de signer ces traites ; elles étaient écrites de la main de Ranieri. A son vif déplaisir, le fait fut bientôt notoire. Il ne répondit rien. Que pouvait-il répondre?

Ce n’était pas un méchant homme, il a montré plus d’une fois qu’il avait l’âme généreuse ; mais il était fort vaniteux, et, montée à un certain point, la vanité dérange l’esprit et corrompt le cœur. « Mon frère, a dit M. Giuseppe Ranieri, devait beaucoup à Leopardi, dont la gloire se reflétait sur lui; aussi avait-il pour son grand ami un attachement jaloux; entreprenant sur sa liberté, il aurait voulu l’accaparer, le garder tout entier pour lui seul, » Il le considérait comme sa chose, comme son bien particulier ; il croyait ou tâchait de croire qu’il était le seul Italien qui eût vraiment compris et aimé ce poète méconnu; il posait en principe qu’ayant été de moitié dans sa vie, il avait le droit d’être de moitié dans son immortalité. Mais les grands hommes sont