qui, gracieuse aux yeux des indigènes, déplaît fort aux étrangers; et quant aux femmes de condition élevée, si elles se font porter ou soutenir par leurs servantes, c’est par paresse plutôt que par nécessité. Même les paysannes, destinées aux travaux des champs, veulent avoir le pied mutilé et les petites filles élevées dans les orphelinats chrétiens réclament qu’on les bande, car elles savent bien qu’avec leur pied naturel, elles ne trouveraient pas à se marier. Cette coutume n’est pas également tyrannique dans toutes les régions; l’exception la plus considérable et la plus connue est celle des femmes mantchoues : la race qui a conquis la Chine au XVIIe siècle a emprunté toutes les coutumes, le langage même des vaincus, mais les femmes ont gardé leur pied naturel; bien plus, la femme d’un fonctionnaire chinois ne peut être admise auprès des impératrices, si elle a un petit pied. Malgré tout, la force de la coutume est telle que, si l’on peut voir un Mantchou épouser une Chinoise à petits pieds, presque jamais un Chinois ne prendra une femme dont le pied est normal. Je doute que l’habitude suffise à expliquer la persistance invétérée de cette mutilation et je ne pense pas non plus que le goût montré par les hommes pour les pieds déformés tienne à des motifs de jalousie, comme on l’a dit, puisque les femmes à petits pieds marchent plus qu’il n’est besoin pour aller où elles veulent; mais il paraît que, l’atrophie des pieds amenant des modifications physiologiques spéciales, la demande des pieds déformés serait motivée par une raison de volupté : aussi n’y a-t-il pas en Chine d’inconvenance plus grande que de parler des pieds d’une femme, et le Chinois chrétien s’accuse au confessionnal de les avoir regardés.
En même temps que l’on déforme le pied des jeunes filles, on s’occupe de leur éducation : comme elles passent tout leur temps enfermées dans le gynécée avec la mère, les tantes, les sœurs et cousines, les servantes; comme elles voient chaque jour les travaux des unes, assistent fréquemment aux visites que reçoivent les autres; comme elles sont présentes aux sacrifices domestiques; comme elles accompagnent leur mère aux tombeaux de la famille, elles sont initiées par l’usage à la vie qu’elles devront toujours mener, et apprennent ainsi la tenue d’une maison, et surtout les rites, cette politesse formaliste qui est le squelette de la vie d’un Chinois; la communauté du gynécée rend inutiles les maîtresses de rites que l’on trouve dans les écoles de filles du