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Comme vous le voyez, les circonstances matérielles sont transformées : Gœthe s’est rajeuni, tout en restant ressemblant. Christiane a disparu, pour faire place à une héroïne plus décorative et mieux appropriée. Ce qui demeure conforme à la réalité, c’est que nous avons affaire à des êtres mûrs, raisonnables, bien établis dans une bonne existence plus que confortable, qui ont eu l’un et l’autre leur part antérieure d’émotions, en sorte qu’il ne leur reste plus, semble-t-il, qu’à vieillir ensemble, dans la tiédeur de leur sentiment apaisé, dans le bel ordre de la propriété dont ils perfectionnent toujours l’arrangement.

Ainsi en serait-il sans doute, si l’imprudence d’Edouard ne se plaisait à réunir les élémens d’une catastrophe. Son bonheur de coq-en-pâte, au fond, l’ennuie. Sans se l’avouer, il trouve beaucoup de monotonie à cette existence d’où l’on a banni tous les troubles. Pour l’agrémenter, il imagine donc d’ouvrir leur foyer à l’un de ses amis qui se trouve dans une situation difficile, et qu’il n’hésite point à introduire en tiers dans leur intimité. Charlotte résiste à ce caprice ; mais elle y cède, et réclame en échange le rappel de sa nièce Ottilie. Le ménage à deux devient ainsi un ménage à quatre, qui prend aussitôt de l’intérêt. Le capitaine, en effet, est un galant homme, actif et intelligent comme tous les personnages de Gœthe, d’une âme droite, d’un caractère solidement trempé. Quant à Ottilie, elle est la plus délicieuse enfant qu’on puisse imaginer : d’une beauté discrète, qui ne se révèle pas au premier regard, elle est douce, modeste, un peu passive, délicatement dévouée, d’une sensibilité vite inquiète, sous des dehors presque toujours tranquilles. Et voici que la nature, agissant selon ses lois inexpliquées, trouble l’accord des quatre substances humaines réunies ainsi par le hasard. N’en agit-elle pas de même avec les substances inconscientes, qui se cherchent, se séparent, se combinent selon le mystère de leurs affinités ? Le capitaine le sait, et, avant que l’action se noue, l’explique. Il est même prêt à démontrer par une expérience de chimie comment cela se passe : un corps A est uni avec un corps B, « sans que de nombreux essais et de nombreux efforts aient pu les séparer » ; d’autre part, des corps C et D sont unis dans des conditions pareilles. Vous mettez les deux couples en contact : en un instant, tout est bouleversé, A va se joindre à D et C à B, « sans qu’on puisse dire lequel a quitté l’autre le premier. » Edouard, qui aime à plaisanter, s’empare de cette formule.