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persévéra dans cette voie. Après Tancrède, nous le voyons encore traduire — et même assez mal — le Neveu de Rameau. Il en communique le manuscrit à Schiller, qui n’en releva ni les contre-sens ni les passages tronqués que M. L. Geiger a constatés plus tard, et se contenta de protester un peu contre les tendances néo-classiques de son frère d’armes. Gœthe lui répondit — ce sont les dernières lettres que les deux amis échangèrent — par un éloge, étonnant sous sa plume, de Louis XIV et de Voltaire : Louis XIV est un « roi français dans le sens le plus élevé » ; Voltaire est « l’écrivain le mieux adapté à la nation française », et il possède une longue série de qualités dont il serait fastidieux de reproduire l’énumération. On voit qu’en 1805, Gœthe était bien revenu de ses anciennes opinions. Plus tard, il se reniait encore en disant à Eckermann, à propos de la traduction de Faust, de Gérard de Nerval : « D’étranges idées me passent par l’esprit, quand je pense que ce livre a encore de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cinquante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je pense, car vous n’avez aucune idée de l’importance qu’avaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de leur domination dans le monde moral. Ma biographie ne fait pas voir clairement l’influence que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que la peine que j’ai eue à me défendre contre eux, à prendre ma vraie position et à considérer la nature sous un jour plus vrai[1]. »


II

La vie de cour et la vie de famille, les événemens extérieurs, les lectures nouvelles, tout cela compta peu pour Gœthe, pendant la période qui nous occupe, relativement à son amitié avec Schiller. Ce fut là, je crois, le grand fait, le grand sentiment de sa vie ; c’en est aussi la plus belle page.

On en a trop souvent raconté les phases pour qu’il soit utile d’en reprendre complètement le récit.

A l’origine, il n’y avait point entre les deux poètes de véritable sympathie : la différence de leurs talens, de leurs caractères, de leur nature, de leur position, semblait devoir, au contraire, les

  1. Gœthe, Jahrbuch, III.