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I

En rentrant à Weimar, Gœthe trouva la cour et la ville telles à peu près qu’il les avait quittées : Charles-Auguste menait de front des combinaisons politiques et des galanteries qui assombrissait l’humeur plutôt mélancolique de la duchesse Louise ; la duchesse mère était « radicalement brouillée » — radicaliter brouillirt, écrit Gœthe à Knebel — avec Mlle de Göchhausen : événement considérable ; Wieland poursuivait la publication du Mercure allemand, dont les 2 000 abonnés ne suffisaient point à nourrir sa nombreuse famille : il écrivait abondamment, et aurait bien voulu quitter Weimar ; Herder roulait de grandes idées, partait pour Rome, obtenait une augmentation d’honoraires qui devait lui permettre de payer ses dettes et, fidèle à son caractère, restait mécontent. Derrière ces grands personnages et leur cercle, les 7 000 habitans de la modeste capitale continuaient à vivre en paix, sans se soucier encore des grands événemens dont ils allaient bientôt subir le contre-coup.

Vous savez en quels termes habiles Gœthe, dès son retour, s’était mis à la disposition de Charles-Auguste, en le priant de se souvenir qu’il était avant tout un artiste, et vous vous rappelez comment Charles-Auguste avait répondu. Déchargé des soucis administratifs, le poète n’en conservait pas moins 1 800 thalers d’appointemens, en restant conseiller privé, président de la commission des mines, membre irresponsable de la commission de la Chambre, avec le privilège d’occuper aux séances le fauteuil du duc. Ces charges n’étaient point accablantes ; elles assuraient à leur titulaire, avec le loisir qu’il souhaitait, une part suffisante d’ « officialité » et une situation fort brillante que relevait encore son intimité avec le duc demeurée intacte, malgré l’absence. Pourtant, malgré les précautions adroites qui, en le tirant de l’administration, assuraient son indépendance, il ne put échapper aux prestations matérielles que comportait sa situation morale : l’amitié d’un prince a toujours quelques exigences ; aussi, bien qu’il n’eût plus aucun titre, le conseiller privé von Gœthe fut-il, de fait, ministre de la maison ducale, ministre de l’instruction publique, ministre de toutes choses. C’est à lui qu’on demandait conseil dans les occasions graves : et ces occasions étaient naturellement fréquentes dans l’existence d’un État tel que le duché de