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avant et l’inspiration de cette belle œuvre est d’une allure plus élevée, plus poétique et plus personnelle. Bien d’autres cependant avaient, avant Rubens, célébré la pompe et les enivremens du triomphe. Sans parler des nombreux bas-reliefs de l’antiquité qu’il avait eu l’occasion de voir à Rome, nous savons qu’il avait aussi copié à Mantoue plusieurs fragmens du Triomphe de Jules César par Mantegna; mais il ne semble pas non plus qu’il ait rien emprunté à ses souvenirs en traitant un sujet si bien fait pour lui plaire. Libre de l’interpréter à son gré, il en a tiré un chef-d’œuvre. Dominant la foule et comme insensible à ses acclamations, Henri IV est placé debout sur un char d’or traîné par des chevaux blancs. Un cavalier portant un étendard les précède et, à ses côtés, s’avancent des guerriers chargés d’armes et de drapeaux pris à l’ennemi. D’autres font résonner l’air de leurs fanfares et, derrière eux, des captifs enchaînés se fraient difficilement un passage à travers la foule des femmes et des enfans accourus pour fêter le héros. Tous les signes, toutes les magnificences du triomphe sont là réunis, exprimés dans le style le plus éloquent. La silhouette, singulièrement mouvementée, est en même temps très imprévue et très équilibrée. Dans cette composition si remplie, vous ne trouveriez aucune de ces figures banales ou trop peu châtiées qui déparent quelquefois les meilleures productions du maître. Les types comme les attitudes sont ici très nobles, très choisis, et la couleur, bien que très riche, demeure surtout grave et pleine. De plus en plus Rubens a reconnu l’efficacité de ces tons gris bleuâtres qui, répandus par toute la toile, servent de soutien et de merveilleux accompagnement à quelques notes plus vives et plus éclatantes qu’il veut faire chanter çà et là. Quant à l’exécution, à la fois fougueuse et sûre, pleine de sagesse et de passion, partout intelligente et expressive, elle achève de caractériser cette œuvre vraiment lyrique, une des plus originales et des plus complètement belles que le grand artiste ait produites. En vérité, ainsi qu’il l’écrivait à Peiresc, il avait bien le droit de dire modestement qu’il croyait « avoir progressé ». Qu’on pense donc à ce qu’il dut éprouver, alors que, sentant toute la beauté d’un sujet qui lui convenait si bien, il lui fallut, au moment même où il venait d’en prendre possession, renoncer à un travail qui eût été certainement le plus glorieux de toute sa carrière. Et cependant, en cette occasion, montrant un caractère égal à son talent, il n’avait proféré aucune plainte. Dans cette