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roman philosophique, un grand roman où il traiterait des problèmes religieux et sociaux à l’ordre du jour. Et au lieu d’un grand roman il a produit, en réalité, quatre tableaux de mœurs maladroitement accouplés ; et au lieu de la thèse religieuse qu’il rêvait de soutenir, la seule, thèse qu’il ait réellement soutenue, la seule qu’il ait développée tout au long et appuyée sur des argumens sérieux, est une thèse pour ainsi dire paysanne, celle-là même qui devait tenir le plus au cœur d’un ancien berger : il a fait de son roman une protestation, au nom de la nature, contre la soi-disant civilisation, meurtrière des beaux sites et des belles coutumes. Oubliant ses ambitions de philosophe et de théologien, il ne s’est souvenu que de l’heureuse vie dont il avait été témoin jadis, dans sa forêt natale, et des influences funestes qui, peu à peu, sont venues la détruire. Bien d’autres avant lui avaient soutenu la même thèse : mais personne n’y avait mis une passion aussi ardente, personne n’y avait dépensé autant de lui-même. Les autres avaient haï le « progrès » par réflexion; M. Rosegger le hait comme un ennemi personnel ; et l’on sent qu’il se serait fort bien accommodé de voir le reste du monde corrompu et gangrené par la civilisation, si seulement elle avait épargné les hameaux forestiers des Alpes de Styrie.


La partie de son livre qu’il a consacrée à cette thèse est loin, cependant, d’être la meilleure. Il a voulu trop prouver ; et plusieurs des faits qu’il raconte ont des airs d’argumens qui nous empêchent d’en être touchés : tandis que jamais au contraire il n’a rien écrit de plus touchant, ni de plus naturel, ni de plus charmant, que l’autre partie, celle où il a dépeint la prospérité de Sainte-Marie-en-Torwald avant la malfaisante invasion du progrès. J’ai dit combien de types divers il y avait mis en scène: mais je voudrais pouvoir dire encore la vie qu’il leur a prêtée, et avec quelle pénétrante sympathie il les a étudiés. A elle seule, cette partie suffirait à justifier le succès du livre. Avec toutes ses maladresses de forme, elle est à la fois éloquente et simple, pleine d’émotion et de vérité. La nature aussi y joue son rôle, à côté des hommes : une nature tantôt terrible et d’une féroce grandeur, tantôt infiniment douce, souriant aux parfums des fleurs et à la chanson des oiseaux. Sans cesse des paysages s’entremêlent au récit; ou plutôt la nature et les hommes nous apparaissent intimement unis, fondus par le long contact en une vie commune. Et ce sont des scènes tour à tour tragiques ou familières : des inondations, des avalanches, et puis des bénédictions de moissons, des danses sur l’herbe au soleil couchant. Ou bien encore de naïfs épisodes tels que celui-ci :