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comme jadis les eaux mornes du monde primitif... A la surface des eaux courent des souffles vivifians que personne ne respire ; la chaleur et la lumière sont répandues sans mesure ; toutes les sources de la vie sont ouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les font étrangement resplendir... (Mon frère Yves.) » De telles pages nous remuent profondément ; elles nous troublent par l’illusion qu’elles nous apportent des plus lointaines perspectives. Ici d’ailleurs l’art de l’écrivain échappe à toute analyse. L’effet auquel d’autres tâchent vainement avec un appareil compliqué et prétentieux, M. Loti le produit sans peine. Et plutôt ce qu’en serait tenté de lui reprocher, c’est une certaine nonchalance dans la composition, quelque chose de décousu, un air de laisser les tableaux se succéder, se grouper ou se répéter au hasard. De même pour ce qui est de son style. Il semble qu’il n’ait recours à aucun procédé et qu’il n’emploie que les mots les plus simples. Mais c’est qu’il a, à la manière des poètes, l’intime connaissance de la valeur musicale des syllabes; il choisit d’instinct les sons qui se répercutent en de longues vibrations, éveillant en nous les mêmes sensations dont il les avait imprégnés.

La nature seule est vivante ; dans les choses réside toute beauté et toute énergie; elles agissent sur nous et en nous, alors que nous nous croyons maîtres de nos volontés... telle est la conception qui se dégage de l’ensemble des livres de M. Loti. Elle devait logiquement l’amener à une manière nouvelle d’envisager son art. Dans Ramuntcho la personne de M. Loti n’apparaît plus avec ses singularités. Il n’intervient pas pour juger ses personnages ou pour les plaindre. La sensibilité n’est pas moindre, mais elle est partout répandue et diffuse. C’est fini des déclamations et des apitoiemens. Fini aussi des perversions sentimentales et des raffinemens morbides. L’amour qui pousse l’un vers l’autre ces deux enfans, Gracieuse et Ramuntcho, c’est le grand amour, le seul digne de ce nom, l’amour chaste. Tout ce qui s’y trouve associé en reçoit un caractère de grandeur: «Les moindres choses de cette dernière soirée prenaient dans leur esprit une importance singulière ; à l’approche de cet adieu tout s’agrandissait et s’exagérait pour eux, comme il arrive aux attentes de la mort; les bruits légers et les aspects de la nuit leur semblaient particuliers et à leur insu se gravaient pour toujours dans leur souvenir. Le chant des grillons d’été avait quelque chose de spécial qu’il leur semblait n’avoir jamais entendu. Dans la sonorité nocturne, les aboiemens d’un chien de garde arrivant de quelque métairie éloignée, les faisaient frissonner d’une frayeur triste. » M. Loti n’a eu garde cette fois de nous faire assister à l’une de ces