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et procéder sommairement : le jour où il put enfin abandonner son « pont » devenu son Calvaire, la grande iniquité était consommée depuis des semaines, et Florence esclave à jamais.

Conclusion abrupte et bien décevante d’un labeur surhumain qui a duré près de cinq ans !... Ne nous y trompons cependant pas : dans ces lunettes, devant nous, il y a encore autre chose que le travail hâtif et douloureux d’un artiste en proie aux angoisses patriotiques ; il y a aussi le rire convulsif, le ricanement sardonique d’un esprit qui se sent supérieur à l’univers qui l’écrase, et qui ne se refuse pas l’amère satisfaction de narguer son monde... En douteriez-vous? Regardez alors les tout derniers coups du pinceau de Buonarroti sous la voûte Sixtine, les novissima verba du disciple de Savonarole : ces dix enfans placés, en guise de cariatides coloriées, aux pieds des Prophètes et des Sibylles, et tenant des cartouches. Ces dix enfans sont tout simplement laids, et d’une laideur voulue, recherchée. Ils sont non seulement moroses, trapus, grimaçans, mais souvent hideux dans toute la force du terme ; une fille notamment (car il n’est pas jusqu’au sexe faible et tendre qui ne soit ainsi tourné en dérision), la fille qui porte la tablette avec le nom de Jérémie, offre un spectacle vraiment repoussant avec ses mamelles pendantes, son ventre rebondi, ses mollets monstrueux et son atroce chignon... C’est pourtant le même maître qui, quelques mois auparavant, a peint les ravissans Bambini des triangles, sans parler des Putti en grisaille des jours antérieurs et des sublimes Ignudi du plafond !

Que dirent à ces lunettes les contemporains?... Très probablement le même mot que dit Vasari, ce mot de capricci qui, aux jours de Jules II et Léon X, comprenait et légitimait tant de choses, depuis les bambochades de Raphaël pour un rideau de théâtre jusqu’aux bouffonneries insipides de l’ignoble frate Mariano. Le Rovere ne pensa pas sans doute différemment; il était d’ailleurs si enchanté de voir remplis les fâcheux vides de l’an passé, si heureux de pouvoir enfin montrer sa chapelle aux nombreux hôtes venus pour son Concile et ses fêtes ! Devant la splendeur éblouissante et complètement dévoilée maintenant de la testudo, pour parler le langage des Mirabilia d’Albertini, qu’importaient quelques capricci plus ou moins réussis? La seule observation avérée que le pape ait faite à l’artiste, après l’enlèvement du « pont », concernait l’état incomplet de certaines dorures au plafond. Mais Michel-Ange ne se souciait pas de