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Il avait hâte, en effet, car il souffrait le martyre; il avait la rage au cœur et la mort dans l’âme : il entendait au loin les bruits des pas des soldats de Cardona, les cris des massacrés de Prato, le râle de la patrie égorgée...

L’orage redouté depuis tant de mois, depuis l’interdit prononcé sur Florence en septembre 1511, venait enfin d’éclater au printemps de l’année 1512, pendant que l’artiste était en train de peindre les lunettes de la voûte[1]... Ce que ces lunettes devaient être d’après la pensée originelle de l’auteur, certaines compositions de la partie sud, si différentes de tout le reste qui suit, nous le font entrevoir. L’admirable éphèbe (de la famille des Ignudi) près les armes des Rovere, au-dessous du Zacharias! Le vieillard grandiose à la longue barbe flottante (on dirait l’effigie de Titien vieux) dans le premier demi-cercle à droite de l’entrée ! L’imposante matrone au voile dans le quatrième demi-cercle du même côté, et, dans le cinquième, la délicieuse femme accoudée dont la tête ferait honneur à Corrège ! Si vous poursuivez l’examen, vous rencontrerez encore plusieurs autres figures d’un style tout aussi magistral. Continuées dans ce style jusqu’au bout, les lunettes auraient formé comme une halle décorative incomparable, une substruction magnifique au temple hypèthre s’élevant au-dessus avec sa Genèse et ses Prophètes et Ancêtres du Christ... Mais plus vous avancez vers le nord, et plus la peinture se relâche, l’étude d’après le modèle cesse, l’invention devient diffuse, confuse et baroque. Vous vérifiez l’exactitude des paroles écrites à son frère par le pauvre peintre, le 24 juillet : « Je suis exténué plus qu’un homme ne le fut jamais ; je me porte mal et avec la plus grande peine... »

Il lui tardait de quitter Rome, de se retrouver au milieu des siens; il voulait finir la volta n’importe à quel prix, « n’ayant cure ni de l’honneur, ni du monde », ni même de son art ! Pour remplir ces vides béans des demi-cercles, il prenait tout ce qui lui tombait sous la main, tout ce qui lui traversait le cerveau, cerveau alors si enfiévré, si torturé ! « Je presse mon ouvrage autant que je peux, car il me semble que voilà déjà mille ans que je suis ici », écrivait-il le 21 août; mais il avait beau faire diligence

  1. Michel-Ange a évidemment travaillé aux tympans pendant l’hiver 1511-12; il n’avait alors rien de sérieux encore à craindre pour sa patrie, et ses cartons étaient préparés d’avance (V. la lettre à Fattucci, éd. Milanesi, p. 427-8), Il a dû entreprendre les lunettes vers l’époque de la bataille de Ravenne.