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l’État l’emploie le samedi parce qu’il a besoin d’un salaire ce jour-là, l’État n’a-t-il pas le droit d’exiger qu’il le continue le lundi, au lieu d’aller boire son salaire au cabaret? Faites quelque chose pour moi, dit l’oisif pauvre. — Bien, répond la société, mais alors faites quelque chose pour nous : ces vêtemens que vous portez, cette nourriture que vous absorbez ont été produits par le travail de quelqu’un. Quel travail nous donnez-vous en échange? Aucun... Ce n’est pas juste. « Une personne paresseuse en oblige une autre à faire deux fois la quantité de nourriture, de vêtemens qui serait nécessaire à cette autre. Il est donc de toute justice d’obliger le paresseux à s’entretenir soi-même. »

Mais ici et de nouveau le réformateur se heurte à la protestation des économistes et des libéraux. De même qu’ils ont repoussé le dépouillement des riches au nom de l’utilité du luxe, ils repoussent la contrainte des pauvres au nom de la liberté. La misère est faite de deux choses : de malechance et de vice. Les malechanceux, ils ne veulent point qu’on les secoure aux dépens des industries de luxe. Les vicieux, ils ne veulent point qu’on les contraigne aux dépens de la liberté individuelle.

La liberté, qu’est-ce donc que cela? Ce mot seul irrite Ruskin, l’offusque comme un mensonge, un défi, une hypocrisie ou le rire d’un crétin... De quelle liberté veut-on parler, de quelle indépendance et envers qui ? Envers les lois éternelles et les personnes vénérables? Mais alors la liberté, c’est le privilège des êtres les plus minuscules, les plus faibles, les plus vains! « Le chien attaché à la chaîne est un animal bon et fort, — la mouche est libre. Tout obéit dans la Nature; tout, par exemple, suit la loi de la gravitation. Seulement un rocher énorme la suit plus docilement qu’une misérable plume qui fera mille façons avant de tomber à terre... Quand Giotto traçait son cercle en disant : Vous pouvez juger de ma maîtrise en voyant que je sais tracer un cercle impeccable, croyez-vous qu’il laissât à sa main une grande liberté? » La doctrine des libéraux est que la liberté est une chose bonne pour l’homme, quel que soit l’usage qu’il en puisse faire. « Folie insondable ! indescriptible, impossible à considérer en face ! En verrez-vous votre enfant dans une chambre dont la table sera couverte de vins délicieux et de fruits, les uns empoisonnés, les autres sains ? Lui direz-vous : Choisis librement, mon petit enfant ! Il est si bon pour toi d’avoir la liberté du choix; cela forme ton caractère, ton individualité. Si tu prends la coupe empoisonnée