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Hongrois ont fait saint Vitte. La Vierge sourit là où menaçait la Zolotaia baba[1], déesse si avare qu’elle prenait aux paysans des morceaux de leurs habits. D’un culte à l’autre, qui niera le progrès ? Sans ironie aucune, il est évident. Autrefois on adorait des statues, aujourd’hui on vénère des images ; priver d’un seul coup de toute matérialité ces êtres symboliques eût été une nouveauté trop grande ; c’est beaucoup que de leur avoir retranché du moins une des trois dimensions de l’espace, car l’homme inculte est naturellement rebelle aux arts graphiques, car le sauvage peut voir un peintre travailler à un portrait ou à un paysage sans comprendre aucunement le sens de cette besogne colorée. Ainsi une représentation plane demande aux yeux du primitif un effort spécial d’accommodation ; elle transporte son imagination hors du monde des corps ; elle est pour lui le premier degré vers une conception abstraite de la divinité.

La nature pensante, pas plus que la nature naturante, ne fait de sauts, mais persévérant dans ses formes et les défendant contre toute influence nouvelle, elle ne se modifie que peu à peu, par lent procès physiologique. Cet éternel retard de la motion commune est justement la cause d’où naît le fait de la religion ; car tout ce qui est devenu unanime, étant par là même soustrait à la variation, devient religieux.

Un abîme s’ouvre ainsi entre la pensée et la vie. Or il faut bien que la pensée accepte ce que la vie seule pourra changer ; mais, s’y résignant, on n’empêchera pas qu’elle n’en souffre, ni que le chemin ne soit à jamais bien court pour elle, de la tristesse chrétienne à l’orgueil stoïcien.

Elle voit la vérité ; elle la tient, mais ne parvient pas à l’établir et à la planter dans le monde ; et c’est pour elle une douloureuse pauvreté, cette chose dont elle est riche, de ne pas pouvoir la donner. Il a fallu mille ans pour détruire les idoles sculptées ; en faudra-t-il moins pour extirper ces superstitions d’aujourd’hui ? D’ici là, que de générations neutres, propres seulement à naître et à mourir, auront-elles passé, souffert, et fait de la poussière sous les pieds des nouveaux venus ? d’ici là que de temps à vivre, que de sang à verser, que de sacrifices à vous faire, à vous, Dieu de la justice humaine, avant que votre règne arrive !…

  1. La vieille dorée.