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désire — vrai dans son fond, du moins (soyons prudens) en ce qui concerne le monde des jeunes secrétaires et des petits attachés. On y constate que la diplomatie est éminemment une profession « chic », et cela est terrible. La suffisance professionnelle s’y aggrave de superstition mondaine. Le mot de La Rochefoucauld ne s’applique nulle part mieux qu’ici. « La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit » ou même le défaut d’esprit. On y est solennel sur des niaiseries. Et c’est exquis de voir ce que devient, dans ces cerveaux de clubmen, la préoccupation de l’ « équilibre européen » et à quels mystères elle s’attache. C’est cette gravité-là qui préside à l’amusante discussion de la phrase, — grosse de sous-entendus! — adressée par la princesse impériale à notre ambassadeur : « Monsieur le marquis, nous ferez-vous danser cet hiver? » Car elle n’a pas dit : « Monsieur l’ambassadeur», mais : « Monsieur le marquis » ; elle n’a pas dit : « dansera-t-on chez vous? » mais : « nous f erez-vous danser? » Et ce sont là, vous le sentez, des nuances d’une signification considérable.

Et voici l’autre côté du croquis. Si ce petit monde diplomatique tourne vers l’extérieur une façade de gravité, de correction et de froideur, en réalité, il ne s’ennuie pas trop derrière cette façade. Ce campement à l’étranger permet et engendre, avec l’intimité de tous les jours, une secrète liberté de mœurs et je ne sais quoi d’élégamment bohème. Subitement pénétrés de l’immensité de leur mission quand ils croient que les circonstances leur commandent de l’être, secrétaires et attachés redeviennent, entre eux, sceptiques et «blagueurs » dans l’ordinaire courant de leur vie de joyeux « émigrés ». Ils ne craignent pas de s’égayer sur la fameuse « valise diplomatique », laquelle contient principalement des chapeaux et des robes pour ces dames. Puis, ils ont volontiers ce laisser aller moral, naturel aux voyageurs, aux gens qui sont loin de chez eux. Ils sont indulgens aux liaisons qui feraient réellement, de tout le corps diplomatique, une seule famille. Il y a, dans la Carrière, une petite femme de drogman, ancienne actrice, qui est l’amie de tout le monde, ou à peu près. On entre, comme dans un moulin, dans l’espèce de bar que notre ambassadrice a eu l’idée d’ouvrir chez elle pour qu’on s’y rencontre dans la matinée ; et c’est vraiment un très plaisant moulin.

Ainsi M. Abel Hermant a fort bien marqué les deux aspects de la « carrière » : l’aspect gourmé, et l’autre. C’est une « charge », oui, je le crains, ou, si vous le voulez, je l’espère ; mais une charge vivante, et où je crois sentir plus d’outrance expressive que de menteuse déformation.