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que si elles n’étaient pas l’œuvre d’un lettré et qu’elles eussent jailli, tout assonancées, de l’imagination d’un ménétrier ambulant ou d’un mathurin qui aurait le don de la rêverie et du rythme.

En résumé, ce poète si savant et, pourtant, d’âme peu compliquée; ce grand humaniste qui est « peuple », cet insurgé qui est un Français de la vieille France ; ce superbe Gallo-Romain ; ce poète d’une rhétorique puissante et claire et de sentimens simples, a précisément ce qu’il faut pour agir sur la foule tout en restant très cher aux lettrés ; et la réussite du Chemineau en est un nouveau témoignage.

Le Chemineau est un drame rustique, tout plein de « conventions », oui, mais de conventions antiques, vénérables, et qui répondent, chez la plupart des spectateurs, à des illusions héréditaires et charmantes. Les paysans ne se laisseraient peut-être pas prendre au chemineau de M. Richepin, car ils savent par expérience ou ils croient par préjugé qu’un rôdeur des grandes routes est, le plus souvent, un assez mauvais drôle ou un très pauvre diable. Or il ne semble pas que ce chemineau-ci ait jamais sérieusement souffert ni de la faim, ni du froid, ni des mauvais gîtes; et, d’autre part, il est bon, il est intelligent, il sait tous les métiers, il compose des chansons; et il n’est même pas paresseux et, quand il lui plaît, il lasse les plus durs à la besogne. Mais, si j’appréhende sur ce point la défiance des paysans, quel citadin de petite vie ou même quel honnête bourgeois résistera au rêve de liberté et de « poésie », superficielle et accessible, évoqué par ce couplet :


... Dis-leur que des pays, ce gueux, il en a cent.
Mille, tandis que nous, on n’en a qu’un, le nôtre;
Dis-leur que son pays, c’est ici, là, l’un, l’autre.
Partout où chaque jour il arrive en voisin ;
C’est celui de la pomme et celui du raisin ;
C’est la haute montagne et c’est la plaine basse;
Tous ceux dont il apprend les airs quand il y passe;
Dis-leur que son pays, c’est le pays entier.
Le grand pays, dont la grand’route est le sentier:
Et dis-leur que ce gueux est riche : le vrai riche,
Possédant ce qui n’est à personne : la friche
Déserte, les étangs endormis, les halliers
Où lui parlent tout bas des esprits familiers ;
La lande au sol de miel, la ravine sauvage,
Et les chansons du vent dans les joncs du rivage,
Et le soleil, et l’ombre, et les fleurs, et les eaux.
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux!


Un individu aussi « poétique » que ce chemineau peut faire ce qu’il lui plaît. Le public ne songe point à lui en vouloir quand, à la fin du