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des biens de la terre dans ces régions barbares ; il s’est fait soldat au service de la Compagnie à charte de M. Cecil Rhodes. Il vient de s’égarer en escortant un convoi de vivres, la nuit l’a surpris, et le voilà tout seul, médiocrement rassuré. Non qu’il ait peur des indigènes; Peter sait de reste que leurs kraals ont été brûlés à trente milles à la ronde, leurs provisions détruites, et qu’eux-mêmes ont fui éperdument. Mais il a peur des fauves, et aussi de l’obscurité. Il en devient presque sentimental et se met à songer à son village, à sa bonne femme de mère, qui ne pouvait prendre sur elle de tuer ses canards. L’attendrissement le mène à chercher les moyens les plus prompts de gagner beaucoup d’argent, pour retourner là-bas et apporter du bien-être à sa vieille maman. Si les terres que lui donnera la Compagnie allaient ne rien valoir? Peter en sera quitte pour y découvrir une mine d’or et fonder un syndicat. Il ne voit pas pourquoi il ne gagnerait pas des millions aussi bien que tel et tel[1].

Un bruit de pas interrompt ses méditations. Un homme singulièrement vêtu, pieds nus, tête nue, sans armes, entrait dans le cercle lumineux formé par la flamme. La conversation de Peter Halket, sujet de la reine Victoria, avec cet étranger, constitue le morceau capital du volume; celui où se pose nettement, sans être jamais formulée, la question qu’il faudrait enfin couler à fond, ne fût-ce que pour épargner aux nations civilisées des hypocrisies qui ne leur font pas honneur. Avons-nous des devoirs, des devoirs quelconques, petits ou grands, à l’égard des races inférieures? Ou avons-nous sur elles tous les droits, y compris celui de la destruction, comme cela est admis pour les animaux, et aucun devoir d’aucune sorte ? Cette dernière opinion a des partisans déterminés, en Allemagne particulièrement; nous reviendrons plus tard sur les raisons alléguées en sa faveur. Olive Schreiner lui est résolument contraire; mais, plus encore que le principe, plus que les cruautés qu’il entraîne, les simagrées de l’Europe l’indignent et la révoltent. Ces gens qui arrivent au Cameroun ou au Mashonaland, la Bible dans une main, une corde dans l’autre, lui soulèvent le cœur, et il lui est impossible de comprendre les puissans de la terre dont la piété s’accommode de pareilles abominations. Elle aimerait mieux le cynisme que l’hypocrisie. Son dialogue entre Peter et l’étranger est un

  1. Les noms sont en toutes lettres dans le roman.