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là simples contradictions, comme en rencontrent en eux-mêmes tous les penseurs, à ce point même qu’il n’y a pour n’en point connaître que ceux qui ne pensent pas ; c’étaient deux âmes très différentes l’une de l’autre qu’il avait eues successivement et le passage de l’une à l’autre n’avait pas été sans d’affreuses luttes et des déchiremens incroyables, et jamais il ne s’établit très paisiblement ni très sûrement dans la seconde. Jamais il ne renonça complètement à ses anciennes répulsions contre l’individualisme ni à son amour pour l’unité. Mais désormais comment échapper à l’individualisme ? et l’unité, comment se constituera-t-elle? Je n’ai pas l’habitude de citer d’un auteur les passages inintelligibles ; mais il s’agit de montrer l’état d’esprit dernier de Lamennais, et l’extrême vague, la quasi incohérence de cette page de ses Œuvres posthumes est caractéristique de la confusion qui régnait dans ses pensées générales à la fin de sa carrière et de l’impossibilité radicale où il était de trouver désormais un point fixe : « La grande lutte de ce monde est la lutte de l’individualité contre l’unité, de l’individualité de doctrine contre l’unité de doctrine, de l’individualité d’amour ou égoïsme contre l’unité d’amour ou charité, de l’individualité d’action contre l’unité d’action ou du désordre contre l’ordre. Le vrai étant un, ou n’étant point, la lutte de l’individualité de doctrine contre l’unité de doctrine est la lutte de l’erreur contre la vérité ; l’amour étant un, ou n’étant point, la lutte de l’individualité d’amour contre l’unité d’amour est la lutte de la haine contre la sympathie et la loi vitale du dévouement ; la lutte de l’individualité d’action contre l’unité d’action n’est qu’un continuel effort pour réaliser l’erreur et la haine, en opposition avec tout ce qui tend à réaliser l’amour et la vérité. »

Voilà qui est suffisamment clair encore, et c’est un résumé du premier état d’esprit de Lamennais, que l’on voit qu’il ne veut pas encore abandonner; mais comment, dans le second, où il est, donnera-t-il encore satisfaction au premier? Voici comment il y tâche, et rien de plus obscur et vertigineux que sa solution : « L’unité véritable ne se formera jamais que par la liberté ; l’unité de doctrine par la conviction qu’engendre la discussion libre; l’unité d’amour ou l’unité de vie par le dévouement libre, le don volontaire de soi aux autres; l’unité d’action ou l’ordre social que réalise la force éclairée et réglée par le développement de ce qui l’éclaire et la règle, c’est-à-dire par les conditions de