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démocrate profondément. Il l’est par sentiment d’abord, par charité d’apôtre. Le mysticisme révolutionnaire qu’il signalait et qu’il condamnait avec colère en 1818, montrant Dumesnil et Mme de Krüdener réclamant l’abolition de la propriété au nom Jésus-Christ, n’a pas laissé de finir par l’atteindre. Sans avoir jamais été communiste, ni même égalitaire au point de vue de la distribution des biens de la fortune, la richesse l’irrite et va lui arracher, dans les Paroles d’un croyant, les plus éloquentes de ses déclamations. Mais il est démocrate aussi par raisonnement et de sens froid. Il a compris, ce dont il me semble que bien peu se sont doutés de 1830 à 1848, que le suffrage universel serait conservateur: « Le besoin de l’ordre n’existe nulle part, excepté quelques courts instans de folie, à un aussi haut degré que dans les masses et particulièrement dans la population des campagnes... Appelez donc les masses à partager le droit électoral ; mais qu’il s’exerce sous des formes simples, qui n’exigent pas une longue étude pour être comprises : autrement les habiles, c’est-à-dire les coteries, et selon les temps, les factions, disposeraient des choix. » Lamennais a ainsi, quelquefois, des intuitions politiques où la bonne fortune est peut-être pour quelque chose, mais où il est impossible que l’intelligence ne soit pour rien. Ici il a parfaitement raison vingt ans à l’avance. De 1815 à 1830, on a abaissé le cens politique, et, à mesure qu’on l’abaissait, comme on constatait que le « pays légal » devenait plus agité et plus hasardeux, on en concluait que si l’on descendait jusqu’au suffrage universel on aurait affaire à un corps électoral absolument révolutionnaire, C’était une erreur. C’était l’entre-deux qui était révolutionnaire, ou au moins étourdiment novateur et inquiet. C’était l’adjonction les capacités par exemple qui eût renversé le gouvernement de Juillet, et c’était le suffrage universel qui l’eût conservé. Et, comme le remarque très bien Lamennais, si l’on a peur en 1830 du suffrage universel, c’est que le peuple, pour les hommes politiques de 1830, ce sont les ouvriers des villes; on ne se doutait pas du paysan avant 1848. Toutes les discussions sur l’extension du droit électoral de 1815 à 1848 ont porté sur un malentendu. — Je ferai remarquer de plus que l’avertissement de Lamennais sur les formes simples « de suffrage et l’influence des coteries qu’il faudrait trouver un moyen d’éviter montre que non seulement il connaît le suffrage universel à l’avance avec son caractère essentiel, mais qu’à l’avance aussi, il en connaît les défauts.