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on ne prend pas le soin puéril d’en faire une abstraction et de l’écrire avec une majuscule, on s’aperçoit bien qu’elle est aussi individuelle que le sentiment, l’inspiration et l’enthousiasme. Le raisonnement, chez la majorité des hommes, est à peu près le même; c’est lui qui, jusqu’à un certain point, n’est pas individuel; mais la raison n’est pas le raisonnement, la raison dans chaque homme applique l’instrument du raisonnement à une matière qui est faite de ses penchans d’abord, puis de ses connaissances ; et penchans et connaissances n’étant pas du tout les mêmes d’homme à homme, les conclusions que dans chaque homme la raison tire après toutes les opérations où elle se livre sont extrêmement différentes d’un homme à un autre. Et ce sont pourtant ces conclusions que l’homme appelle sa raison. « Ma raison me dit, ma raison m’affirme, ma raison est arrivée à découvrir... » Il y a une logique à peu près universelle, il n’y a que des raisons absolument individuelles. Il est aussi déraisonnable de se fier à sa raison qu’à ses sentimens ou à ses sens.

Qui donc enfin a raison? — Mais peut-être bien tout le monde. Tout le monde, lui, est universel; c’est sans doute incontestable. Voilà une grande présomption en sa faveur. Croire ce que pense tout le monde, c’est le vrai parti. Ce qui distingue pour le commun des hommes, et même, après tout, pour le médecin, le fou de l’homme sensé, c’est uniquement que le fou affirme ce que personne n’affirme, sauf lui. Une hallucination est un témoignage des sens aussi irrécusable et aussi net, et souvent plus net, que ce que nous appelons une sensation. Si elle est une erreur, si elle est qualifiée d’hallucination, c’est uniquement parce que les sensations des autres hommes ne concordent pas avec elle. On ne dit pas (on devrait le dire) : un sentiment faux ; mais on dit : un sentiment pervers, une perversion de sentiment, ce qui est à peu près la même chose. Qu’entend-on par là si ce n’est un sentiment que l’immense majorité des hommes n’éprouve pas? Sans s’en rendre bien compte, les hommes n’ont pas d’autre critérium de la vérité que le consentement général. N’est-il pas frappant que pour dire qu’un homme est stupide on dise qu’il n’a pas le « sens commun»? La vérité c’est donc ce que pense l’univers pensant. — Croyons donc ce que les hommes croient, informons-nous, lisons les journaux; la vérité, c’est l’information. C’est très commode. — Pas le moins du monde! Ce que pensent les hommes au temps où nous sommes, quand même ils penseraient tous exactement la même