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mais une imagination d’homme du Nord, très volontiers amoureuse du funèbre, du lugubre, du macabre et même de l’horrible, imagination de visionnaire échauffé et bilieux, tout à fait dans le goût du premier romantisme, celui de 1825, et qui devait en rester à cette mode et même l’accuser de plus en plus, parce que pour Lamennais ce n’était nullement une mode, mais un trait de sa complexion même. Ce trait, sans être saillant encore, se distingue très bien dès le temps de sa première manière. Voyez dans l’Essai sur l’Indifférence ce tableau de l’Europe : «... Dans cette vieille terre de la civilisation a succédé soudain une mobilité effrayante... ; cette même Europe est devenue comme une grande succession que des héritiers avides se disputent les armes à la main, qu’ils dévastent, qu’ils déchirent, et dont ils ensanglantent les lambeaux... » — Voyez cette page, très belle du reste, des Réflexions sur l’état de l’Église en France : « Le dirai-je? me pardonnera-t-on de le rappeler ce cri, cet épouvantable cri : Écrasons l’Infâme!... Grand Dieu! Cette religion à qui l’Europe doit ses lois, ses mœurs, sa civilisation ; cette religion qui a aboli parmi nous l’esclavage, l’infanticide, les sacrifices humains!... Ah ! je le dis à mon tour, je le dis aux gouvernemens instruits par l’expérience : Écrasez l’Infâme! écrasez cette philosophie destructive qui a ravagé la France, qui ravagerait le monde entier, si l’on n’arrêtait enfin ses progrès. Encore une fois : Écrasez l’Infâme! »

Ce n’est encore que de l’éloquence ; mais déjà l’imagination fougueuse se donne carrière, et déjà le tableau aux couleurs sombres et aux taches sanglantes commence à paraître. Il ne faudra qu’un ébranlement nerveux de plus pour que le poète visionnaire, le mage ou le prophète d’Israël sorte brusquement du prêtre catholique où il était encore contenu et à demi réprimé.

Tel était le tempérament, le fond même de l’âme. Quelles étaient les tendances d’esprit? — Né catholique, élevé chrétiennement, dans la province de France la plus chrétienne, ayant reçu la prêtrise sans enthousiasme, avec hésitation même et je ne sais quel pressentiment sourd où il eût été à souhaiter qu’il vît un avertissement, mais avec pleine sincérité cependant et conviction; ce qu’il eut comme faculté maîtresse de son esprit fut un besoin profond, qui resta toujours invincible, de certitude absolue. Le doute est pour Lamennais une privation d’air respirable. Lamennais est croyant comme il est vivant et veut croire comme il veut vivre, et même beaucoup plus. Au fait, pour la plupart des