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de régner dans Télémaque ; il y est aussi fort question de l’amour, et le duc de Bourgogne devait, suivant toute vraisemblance, connaître les dangers de l’amour avant ceux du pouvoir. Nous inclinons plutôt à penser que, hardi en cela comme en toute chose sous ses apparences de prudence et de douceur, Fénelon voulut prémunir contre ces dangers son précoce élève. Il lui présente l’amour sous tous ses aspects. Calypso, c’est l’amour passionné, sensuel, toujours coupable et qu’il faut fuir à tout prix. Eucharis, c’est l’amour ardent et tendre, auquel on pourrait cependant se livrer sans péché, s’il s’adressait à un objet qui en fût digne par le rang, mais auquel il faut savoir renoncer pour suivre son devoir. Antiope enfin, la fille d’Idoménée, c’est l’amour chaste et la jeune fille correcte qu’on peut demander en mariage avec le consentement de ses parens. Télémaque en marque lui-même la différence. « J’ai bien reconnu, dit-il à Mentor, la profondeur de la plaie que l’amour m’avoit faite auprès d’Eucharis. Je ne puis encore prononcer son nom sans être troublé; le temps et l’absence n’ont pu l’effacer. Cette expérience funeste m’apprend à me défier de moi-même. Mais pour Antiope, ce que je ressens n’a rien de semblable. Ce n’est point amour passionné; c’est goût, c’est estime, c’est persuasion que je serois heureux si je passois ma vie avec elle. Si jamais les dieux me rendent mon père et qu’il me permette de choisir une femme, Antiope sera mon épouse. » C’est, comme nous dirions aujourd’hui, d’un mariage de raison qu’il s’agit. Aussi Mentor n’y fait-il point d’objection, pourvu que Télémaque obtienne auparavant le consentement d’Ulysse.

Pourquoi Fénelon serait-il entré dans toutes ces nuances de l’amour, si, ayant discerné chez son élève un tempérament ardent et une imagination romanesque, il n’avait voulu le mettre en garde de bonne heure contre les dangers des passions, et l’accoutumer à ne point songer à l’amour en dehors du mariage? Il paraît probable que Télémaque fut composé en 1694 et 1695, c’est-à-dire à une époque où les négociations avec la Savoie étaient déjà entamées. Rien ne défend de supposer qu’il ne voulût déjà préparer son jeune élève à un mariage digne de son rang, et que la fille d’Idoménée ne fût dans sa pensée la fille du duc de Savoie. Pourquoi faut-il qu’ Antiope, malgré sa grâce décente, nous paraisse moins vivante que Calypso et moins séduisante qu’Eucharis? Mais le duc de Bourgogne avait été si bien élevé que, le moment venu, il aima