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saviez ce que vous êtes et ce que je suis? Il est de mon devoir de vous apprendre que vous ignorez l’un et l’autre. Vous vous imaginez donc, Monsieur, être plus que moi : quelques valets sans doute vous l’auront dit, et moi, je ne crains pas de vous dire, puisque vous m’y forcez, que je suis plus que vous. » Après lui avoir ensuite expliqué, en quelques fortes paroles, qu’il ne s’agissait point de la naissance, mais de la supériorité des lumières et de l’autorité, il ajoute : « Vous croyez peut-être que je m’estime fort heureux d’être pourvu de l’emploi que j’exerce auprès de vous. Désabusez-vous encore. Monsieur; je ne m’en suis chargé que pour obéir au Roi et pour plaire à Monseigneur, et nullement pour le pénible avantage d’être votre précepteur, et afin que vous n’en doutiez pas je vais vous conduire chez Sa Majesté pour la supplier de vous en nommer un autre, dont je souhaite que les soins soient plus heureux que les miens. »

Aussitôt le petit prince de fondre en larmes et de répondre d’une voix entrecoupée : « Ah ! Monsieur, vous pourriez me rappeler bien d’autres torts que j’ai eus à votre égard. Il est vrai que ce qui s’est passé hier y a mis le comble; mais j’en suis désespéré. Si vous parlez au Roi, vous me ferez perdre son amitié, et si vous abandonnez mon éducation, que pensera-t-on de moi dans le public? Au nom de Dieu, ayez pitié de moi. Je promets de vous satisfaire à l’avenir. » Fénelon feint d’hésiter, se refuse encore, et ce n’est que le lendemain qu’il promet au petit prince éploré de rester auprès de lui.

Fénelon ne se refusait pas, on le voit, à employer comme procédé d’éducation un peu d’artifice. C’est ainsi qu’il apostait dans une galerie du palais un ouvrier qui fit au jeune prince une scène violente, parce que celui-ci s’était arrêté pour le regarder travailler, et qui s’écria : « Retirez-vous, mon prince ; quand je suis en colère je casse bras et jambes à tous ceux qui se rencontrent sur mes pas. » Le petit prince effrayé courait dire à son précepteur que cet ouvrier était le plus méchant des hommes. Fénelon lui répondait : « Quel nom donneriez-vous donc à un prince qui battroit son valet de chambre dans le temps que celui-ci lui rendroit des services? » Ou bien, quand le duc de Bourgogne s’était livré à quelque accès d’emportement, ses officiers et domestiques affectaient de lui trouver mauvaise mine et lui demandaient s’il n’était pas malade. Le prince prenait peur et demandait Fagon. Fagon arrivait, lui tâtait le pouls, et faisant semblant de réfléchir