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avait pu apprécier déjà le rare mérite. Aussi ce choix dont, les relations de Beauvilliers avec Fénelon étant peu connues, on faisait à la vérité honneur à Louis XIV, reçut-il l’approbation générale, aussi bien celle des bons juges que celle du public : « Cet abbé de Fénelon, écrivait Mme de Sévigné à sa fille, est encore un sujet du plus rare mérite pour l’esprit, pour le savoir et pour la piété. » Et dans une autre lettre elle ajoute : « Ces choix sont divins[1]. » Bossuet écrivait en même temps à la marquise de Laval, cousine de Fénelon : « Hier, Madame, je ne fus occupé que du bonheur de l’Église et de l’État; aujourd’hui que j’ai eu le plaisir de réfléchir avec plus d’attention sur votre joie, elle m’en a donné une très sensible. Monsieur votre père, un ami de si grand mérite et si cordial, m’est revenu dans l’esprit. Je me suis représenté comme il seroit à cette occasion et à un si grand éclat d’un mérite qui se cachoit avec tant de soin. Enfin, Madame, nous ne perdrons pas M. l’abbé de Fénelon. Vous pouvez en jouir, et moi, quoique provincial, je m’échapperai quelquefois pour l’aller embrasser[2]. »

« Un mérite qui se cachoit avec tant de soin. » C’est l’éloge que Bossuet n’hésitait pas à décerner à Fénelon. Quelqu’un qui avait des raisons pour le mieux connaître en paraissait moins convaincu. C’était son directeur, M. Tronson, celui avec lequel il avait, depuis son plus jeune âge, ces habitudes d’épanchement sans réserve dont il parlait à son oncle, et qui l’avait mis en relation avec Beauvilliers. Dans une lettre que M. Tronson lui adressait à son tour, en s’excusant de le faire un peu tardivement, celui-ci lui signalait les périls auxquels son âme allait être exposée « dans un pays où l’Évangile de Jésus-Christ est peu connu et où ceux mêmes qui le connaissent ne se servent ordinairement de cette connaissance que pour s’en faire honneur auprès des hommes. » Et il continuait par ce tableau : « Les brouillards horribles qui règnent à la cour sont capables d’obscurcir les vérités les plus claires et les plus évidentes. Il ne faut pas y avoir été bien longtemps pour regarder comme outrées et comme excessives des maximes qu’on avoit si souvent goûtées, et qu’on avoit jugées si certaines lorsqu’on les méditoit au pied du crucifix. Les obligations les mieux établies deviennent ou insensiblement douteuses ou impraticables. Il se présentera mille occasions où vous croirez même par prudence et

  1. Lettres de Mme de Sévigné des 2 août et 11 septembre 1689. Collection des Grands Écrivains de la France, t. IX, p. 170 et 201.
  2. Œuvres de Bossuet, t. XLII, p. 578.