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souffrance physique sur son talent. Celle qui « en pressant tendrement sa tête sur son cœur » avait fait blanchir ses cheveux, se fermer ses yeux, se paralyser ses membres, la « femme noire » fut pour lui une muse. Nous lui devons le Romancero et le livre de Lazare. Elle a fait de Heine un des poètes qui ont le mieux exprimé l’angoisse de la maladie et de la mort, elle lui a arraché des cris pathétiques sur la hideur de ce monde charmant et sur la volupté secrète de la douleur. Elle a enseigné au sceptique railleur une pitié nouvelle pour la souffrance de l’humanité. Elle a élargi son cœur. Elle lui a révélé l’importance d’énigmes plus graves que celle de la trahison d’une maîtresse. « Pourquoi le juste se traîne-t-il sanglant, misérable, sous le fardeau de sa croix, tandis que le méchant, heureux comme un triomphateur, se pavane sur son fier coursier ?… Telles sont les questions que nous répétons sans cesse, jusqu’à ce qu’on nous ferme la bouche avec une poignée de terre ; — mais, est-ce là une réponse ? » Des visions macabres peuplent son cerveau. Le monde lui apparaît en d’atroces tableaux. L’ironie de la destinée, qui se moque de l’inoffensive ironie des pauvres hommes, donne pour épilogue à l’œuvre de ce railleur fertile en bons mots ces poèmes de désolation.

Nous possédons maintenant les élémens qui en se combinant vont nous permettre de définir la sensibilité de Heine. Ici la maladie est à la base. Car la paralysie finale n’a été que la dernière étape du mal dont Heine a souffert toute sa vie. Si loin que nous remontions dans sa correspondance, dans ses souvenirs, dans ceux de ses amis, nous l’y retrouvons aux prises avec quelque manifestation du mal intérieur. C’est la maladie des nerfs qui se traduit par l’inquiétude de tout l’être, par les changemens dénués de cause apparente, les attendrissemens subits et les brusques reprises de soi, l’humeur fantasque, l’instabilité du caractère, le heurt des impressions, l’espèce de continuel déchirement. Il arrive chez d’autres que de telles dispositions soient combattues, atténuées, annihilées par des influences salutaires et par une patiente éducation de la volonté. Mais précisément toutes les influences qu’a subies Henri Heine ont concouru à augmenter cette mobilité naturelle. Il naît en Allemagne au temps de l’occupation française. Juif, il est élevé par des prêtres catholiques ; plus tard il se convertira au protestantisme. Il se méprise de s’être converti : « Samedi dernier, je suis allé au temple et j’ai eu la joie d’entendre de mes propres oreilles les sorties du docteur Salomon contre les juifs baptisés, contre ces gens, disait-il, avec une intention mordante toute particulière, qui par le seul espoir d’arriver à une place (ipsissima verba) se laissent entraîner