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rêveries amoureuses par des images libertines. Il sème ses vers de facéties grossières, de calembours et d’allusions obscènes. Ses meilleures pages, la chasse fantastique d’Atta Troll, le retour au foyer maternel dans Germania, lui sont inspirées par le souvenir du pays natal. Décidément l’air de Paris n’a pas été favorable à sa fantaisie lyrique : elle s’y est épuisée, son goût s’y est épaissi. Il lui est advenu la même mésaventure qu’avait value à notre Voltaire son séjour en Prusse. C’est que hors de chez lui l’écrivain cesse d’être lui-même. Nous croyons dans notre vanité que nous sommes maîtres de notre fortune et que nous pouvons l’emporter sous un ciel étranger. Le meilleur de notre esprit et de notre sensibilité ne vous vient pas de nous-mêmes ; il monte du sol natal cultivé par les aïeux et auquel nous rattachent des racines mystérieuses et lointaines.

Il est probable que Henri Heine s’en est rendu compte ; c’est pourquoi il ne nous a pas aimés. Il semble que ce soit un paradoxe, et c’est une vérité. Henri Heine a détesté la Prusse, il n’a pas aimé la France. Il a vécu chez nous, il y a trouvé toute sorte d’avantages qu’il n’avait garde de méconnaître, la liberté, une pension, un accueil flatteur, des satisfactions d’amour-propre, des jouissances faciles : il nous a donné son esprit, il ne nous a donné ni son affection ni, je pense, son estime. Il est le contraire d’un patriote ; mais il est resté, dans l’intimité de ses sentimens, fidèle à cette terre d’Allemagne où jadis il avait tissé ses tendres rimes, avec le parfum des violettes et le clair de lune. « Allemagne, ô mon amour lointain, quand je pense à toi, les larmes me viennent : la France me semble triste, le peuple léger me pèse lourdement. » « Parfois il me semble que j’entends frémir sur ma tête les chênes d’Allemagne ; ils parlent en chuchotant d’un futur revoir ; mais ce n’est qu’un rêve ; ils disparaissent. Parfois je crois entendre comme jadis chanter les rossignols allemands. Comme leurs accords m’enveloppent doucement ! Mais ce n’est qu’un rêve ; ils se taisent. » Regrets passagers, plaintes à peine soupirées et sans espoir. Aussi bien il ne s’agit plus de retour et voici commencer l’agonie qui se prolongera pendant sept années et qui va clouer le moribond sur ce tombeau de matelas qu’il ne doit échanger que pour le tombeau du cimetière.

Or dans le moribond le poète reparait, et cette inspiration qui semblait tarie ou gâtée, la maladie la renouvelle et l’épure. L’auteur des Reisebilder avait écrit ces lignes qui, relues après coup, nous émeuvent à l’égal d’un pressentiment douloureux : « Il n’y a que le malade qui soit un homme ; ses membres racontent une histoire de souffrance : ils en sont spiritualisés. » Telle fut du moins l’influence de la