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de leur sommeil ; ils ont hoché la tête d’un air de compassion… » Vraiment il a aimé avec toute son âme, avec toutes les forces de sa jeune énergie, avec tous les trésors de son imagination de poète. C’est pourquoi il faut que le cercueil qu’on ira lui chercher soit si grand, plus grand que la grosse tonne de Heidelberg, plus long que le pont de Mayence, ce cercueil où il déposera son amour et ses souffrances.

Le premier amour du poète est au tombeau. Ce qu’il y a de si triste dans la vie, c’est que nous laissons sur la route de chers compagnons qui étaient nous-mêmes. Un nouveau printemps qui ne vaudra pas l’autre fera refleurir le cœur de Heine ; ou plutôt ce cœur, au gré des liaisons passagères, ira sans cesse en s’avilissant. « Je suis condamné, dira-t-il, à n’aimer que ce qu’il y a au monde de plus bas et de plus fou ; comprenez alors combien cela doit tourmenter un homme fier et de beaucoup d’esprit. » Nous voyons désormais défiler dans son œuvre une série de figures de femmes de plus en plus vulgaires. Il finira par lier son sort à celui d’une grisette, aussi sotte qu’elle était belle, Mathilde, gantière. Le foyer de la vie intérieure est éteint : dans ces yeux, fixés jadis sur de pâles visions, se reflète maintenant le spectacle mouvant des choses. Heine est devenu un admirable peintre de la nature extérieure. Il peint les marines de la Mer du Nord, il peindra les montagnes du Harz et les monts Pyrénées. Il est arrivé à Paris, il se mêle de politique et il écrit dans les journaux, il fréquente les salons et le bal de la Grande Chaumière, il s’est fait présenter à des princesses et à Chicard. Il est devenu un professionnel de l’esprit, et c’est cela qui est grave. M. Jules Legras écrit justement : « Je ne puis m’empêcher de voir dans le développement exclusif et anormal du mot d’esprit dans l’œuvre de Heine, une influence néfaste de son séjour à Paris. Rien en effet n’a plus contribué chez nous à établir sa renommée que sa réputation d’homme spirituel : ses bons mots sont devenus classiques. Or ces bons mots pour la plupart ne sont pas tirés de ses œuvres ; ils sont parvenus jusqu’à nous, colportés de bouche en bouche depuis les contemporains du poète. C’est par ses bons mots, non par sa valeur poétique, que celui-ci conquit sa place sur le boulevard parisien et dans les salons. L’esprit devint donc pour lui une nécessité, une sorte de « noblesse oblige, » et il prit l’habitude, fort douce d’ailleurs à sa nature caustique, d’en faire usage à tout propos. D’autre part, l’isolement moral dans lequel il vécut lui enleva toute facilité de contrôler la portée de ces plaisanteries. » L’homme d’esprit a nui au poète. Dans ses nouveaux recueils il raille la sincérité des précédens. Il se répète, il s’emprunte à lui-même des procédés, il s’en fait une rhétorique. Il remplace les