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développement des facultés du poète. Il a suivi avec rectitude le plan qu’il s’était lui-même tracé, et bien fait le livre qu’il voulait faire. Apparemment il se contentera de cet éloge et nous laissera libres après cela de souhaiter qu’il eût conçu son travail sur un tout autre plan. C’est un principe généralement admis qu’on doit juger un auteur sur ses intentions et qu’on n’a pas le droit de lui demander compte de ces intentions elles-mêmes ; mais c’est un principe faux. Car s’il plaît à l’un de nous de soutenir une gageure, quelque habileté qu’il y apporte, ce ne sera toujours qu’une gageure habilement soutenue. M. Legras a restreint comme à plaisir l’intérêt de son étude. Il s’est interdit sévèrement de marquer la place que tient l’œuvre de Heine dans la littérature allemande ; il s’est refusé avec la même rigueur de montrer quels liens la rattachent à l’histoire de la pensée et de la sensibilité en France. En sorte que cette étude, dont on ne voit ni le point de départ ni le terme d’arrivée, ne part de rien et y aboutit de même. Il y a là pour M. Legras une question de méthode : il s’en explique avec une franchise qui ne va pas sans quelque hauteur. C’est de propos délibéré qu’il a paru ignorer que Heine n’a pas écrit au fond d’une solitude. Il a voulu réagir contre les procédés d’une critique trop systématique. « Signaler des courans littéraires, des dépendances incessantes entre l’écrivain d’une part, son pays, son temps et ses collègues d’autre part, telle a été la tâche préférée de la génération sous laquelle nous avons étudié. Seulement, à force de s’arrêter au contenant, elle a parfois négligé le contenu : elle nous a intéressés à des groupemens artificiels et elle a oublié bien souvent de nous en faire connaître à fond les unités. Certes, un écrivain de génie dépend de son milieu physique et moral ; mais il dépend aussi de lui-même, de ses aptitudes, et de ses antécédens. » Il n’est pas besoin de tant de fracas pour enfoncer des portes ouvertes. Tout le monde accorde aujourd’hui qu’il ne faut pas absorber un écrivain dans son milieu, et que toutes les influences qu’il a subies ne seraient rien si elles ne s’étaient combinées avec l’originalité de l’individu. Mais cette originalité individuelle est un élément premier et irréductible qui défie toute explication, sinon toute analyse, et que nous sommes réduits à constater. En la constatant nous déclarons que nous ne pouvons pousser plus loin notre étude. Le dernier mot de la critique, en cela pareille à la science, est un aveu d’impuissance. Elle ne doit donc s’y résigner que lorsqu’elle a épuisé toutes ses ressources. On l’appauvrit d’autant quand on lui refuse le droit d’énumérer et de classer tous les élémens dont le génie a profité pour faire son œuvre.