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dans le groupe. L’odeur de ces corps en travail se mêle à l’âpre senteur du cuir ; et c’est dans cet air impur qu’ont vécu six mois ces pâles soldats. Ils sont plantés là, les bras ballans, leurs longues manches cachant leurs mains, leurs yeux fixes, la tête chevillée aux épaules. Des moujiks armés et matricules. Et l’on songe à nos sapeurs français si intelligens, si diligens ; leur métier propre les a disciplinés par avance, tous ces serruriers, ces ébénistes, ces mécaniciens, ces fontainiers ; car lorsqu’un homme s’applique à quelque besogne il y forge son âme et c’est lui-même qu’il façonne avec ses outils. Mais la Russie, neuve à la vie industrielle, manque encore de cette classe ouvrière qui est notre richesse et notre honneur ; et l’armée est justement en elle l’école provisoire où l’on enseigne l’effort soigneux et le travail ajusté.

Avec quelle peine, après combien de temps, a-t-on pu atteindre ici des résultats si complets ? Les téléphonistes correspondent ; les télégraphistes manipulent et transcrivent, ils captent les dépêches au moyen de l’écouteur. La salle des collections est pleine de petits modèles, retranchemens, hangars, abris, rameaux de mine ; un pont de bateaux est jeté sur une glace qui représente symboliquement le miroir des eaux ; des postes-observatoires bien équarris, bien calculés, réglementaires, se carrent sur des bases européennes, et d’autres plus légers, plus hasardeux, plus vigilans aussi, érigent sur des perches la vigie cosaque.

Dans la salle suivante, les musiciens aux épaulettes jaunes et noires jouent une mélancolique mélodie petite-russienne ; on reconnaît sur leur visage cette race peu propre, en tout pays, au service armé, et dont c’était déjà la tactique de souffler dans des trompettes autour de Jéricho. Des hébreux, comme on dit ici, conservant son nom historique à ce peuple dont le mélange avec l’élément slave n’a pu ni ne pourra jamais se faire. Une lampe brûle languissamment devant l’image de saint Nicolas thaumaturge, et tandis que s’achève et recommence cet air où passent toute la rigueur de l’histoire et toute la plainte du passé, les yeux errant parmi ces objets nouveaux rencontrent sur une pancarte clouée au mur le memento du soldat, mélange de maximes chrétiennes et d’âpres préceptes dragomiroviens. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. — Celui qui aura souffert jusqu’au bout sera sauvé. — Meurs toi-même, sauve tes camarades. — Frappe toujours, n’arrête pas. Si ta baïonnette se casse, frappe avec la crosse ; si la crosse manque, tape