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servent au loin. Président du cercle militaire, il m’invite aux réunions que les officiers organisent. On a bien de la peine en ce bas monde à se défendre contre l’ennui ; enfin chaque soirée trouve son emploi : aujourd’hui, les artilleurs font un exercice tactique ; demain, soirée dansante, et tous les samedis, concert. Pour ce qui est des troupes, — un Français doit être difficile sur le sujet du casernement, — il faut aller voir de préférence le régiment de Tiraspolsk qui est le mieux logé. C’est une idée qui se répand en Russie comme ailleurs de faire vivre le soldat dans le confort ; mais le général ne s’accorde pas à cette opinion ; il loue ce soldat dont aucun confort n’affaiblissait les qualités militaires, le soldat du temps passé.


Le général K… est l’adjoint du commandant des troupes. Ancien officier d’état-major, ancien commandant de corps d’armée, il fut un temps gouverneur de Saratof, car le passage est possible ici des fonctions militaires aux charges civiles. Depuis il n’a plus perdu de vue les questions d’intérêt général, il se voue particulièrement à celle de l’instruction primaire ; pour m’éclairer un peu sur ce sujet d’actualité, il me donne le recueil des discours prononcés par lui dans des circonstances officielles, par exemple à l’ouverture des Zemstvos. Il frise entre ses doigts ses longs favoris blancs ; son sourire plus que doux, tendre, modèle tout son visage et va jusque sous ses paupières affiner le regard de ses yeux bleus. Il parle des prisonniers français demeurés en Russie après 1812. Henri Heine a dit juste en louant ce tambour Legrand qui ne savait de la langue allemande que les mots indispensables, honneur, pain, baiser, mais qui battait sur sa peau d’âne la Marseillaise, le Ça ira, les Aristocrates à la lanterne ! et qui en apprenait plus aux écoliers d’outre-Rhin que tous les magisters du pays teuton. On les aurait tenus pour des ogres et pour des bourreaux ces révolutionnaires français si, guerroyant par l’Europe, ils n’avaient montré partout quels bons enfans ils étaient. Ainsi va le monde. On se hait parce qu’on s’ignore, il n’est que de connaître les gens pour les aimer. À Saratof, on aimait Savin, ce hussard pris et blessé jadis au passage de la Bérésina ; il fut d’abord maître d’armes, puis, quand il eut appris le russe, il devint professeur de français. Au bout de cette humble carrière, il vivait retiré dans une petite maison de quatre pièces ; on l’appelait le lieutenant Nicolas Andréitch ; faisant son marché le matin, le reste