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intimement liée à la transformation urbaine, qui sans de pareils artisans ne se serait jamais accomplie, eût pu prendre pour devise un mot : « Ainsi soit-il », que, par un tic bizarre datant de sa jeunesse, il avait constamment à la bouche et intercalait dans toutes ses phrases. Ce souhait, par qui les prières des chrétiens se terminent, serait bien placé à la fin de cette carrière exceptionnellement heureuse.

Le petit nombre en effet, parmi ces grands bâtisseurs, parvint jusqu’à la fortune. Un nombre plus petit encore sut conserver celle qu’il avait acquise. Je ne parle pas de ceux qui moururent en chemin, victimes d’accidens inhérens à leur profession ; — au départ de son village, en 1830, Thome avait un camarade nommé Canonge, maçon comme lui, comme lui devenu entrepreneur, qui fut écrasé tout jeune par un échafaudage ; — mais beaucoup de ceux que des succès laborieux et lents avaient enrichis, tombèrent ensuite en déconfiture par un seul revers. On n’éprouve nulle pitié pour les sujets véreux, comme un certain Giraud, jadis surnommé « Mon malheur » à cause de ses banqueroutes répétées ; on ne saurait plaindre les imprudens qui se lancèrent dans des opérations folles sur les terrains, — c’étaient là des joueurs ; — mais à combien d’industriels capables et méritans la destinée fut cruelle ! Elle n’épargne pas plus les constructeurs de la génération nouvelle, mathématiciens sortis parfois de Polytechnique, architectes formés à l’école des Beaux-Arts, que les simples parvenus de la truelle et du marteau.

L’adjudicataire de l’Hôtel de Ville et de la Banque de France, coupable uniquement d’avoir consenti de trop gros rabais, se vit réduit à la faillite par de brusques soubresauts dans le prix des matériaux et de la main-d’œuvre. Plus récemment, le créateur du quartier Marbeuf fut totalement ruiné par les frais d’expropriation. Il ne manque pas de chutes tragiques : deux entrepreneurs du ministère de la guerre, pour les forts de Cormeilles et de Besançon, se sont suicidés à quelques années d’intervalle ; d’autres sont morts de chagrin dans la misère.

Le public ignore les angoisses où sont plongés, au cours de travaux dangereux, ceux à qui incombe la responsabilité de leur exécution. Tout est relativement facile lorsqu’on opère pour le compte de l’État, qui ne regarde pas à la dépense : s’agit-il de réparer les corniches où les bas-reliefs d’un monument national, on enveloppera l’édifice d’une charpente savante et superbe ; puis