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s’adressaient à eux, les dépenses incombant de ce chef aux entrepreneurs de percemens pouvaient dévorer, excéder parfois les profits d’une affaire. M. Thome possédait, plus que personne, l’art de traiter à l’amiable. La future avenue Marceau devait couper en deux le domaine d’un vieillard qui refusait de déguerpir. Il tenait à sa maisonnette, à son jardin planté de superbes magnolias : « A mon âge, disait-il, que m’importe l’argent ? » Et les offres les plus séduisantes le laissaient insensible. Thome sut vaincre sa résistance en imaginant de reconstituer ailleurs le cadre auquel les yeux du bonhomme étaient habitués ; il transporta le jardin, y compris les magnolias, la maison, exactement semblable, jusqu’aux dessins des papiers… à Neuilly-sur-Seine.

Tout le périmètre compris entre les avenues Montaigne, — ancienne « allée des Veuves », — des Champs-Elysées, Kléber et le quai de Billy, fut remanié par Joseph Thome de 1860 à 1870. Ces travaux, qui comprenaient le percement des avenues d’Iéna, Marceau, de l’Alma, du Trocadéro, des rues Pierre-Charron et de dix autres de moindre importance, ne l’empêchaient pas de porter aussi son activité sur la rive gauche : l’avenue Bosquet, la rue de Rennes, furent ouvertes par lui ; cette dernière à son préjudice, les frais dépassèrent le prix de vente des terrains. Ces énormes ouvrages de voirie ne demeuraient en effet fructueux, et même possibles, qu’à la condition de revendre assez vite les emplacemens au long des chaussées nouvelles. Pour y parvenir, l’entrepreneur mettait en valeur les grandes surfaces nues, les fertilisait, en y élevant le premier quelques maisons qui, en raison du panurgisme de la nature humaine, amorçaient les suivantes. Il prêchait d’exemple ; il n’aurait pu tout bâtir seul. Les immeubles qu’il avait construits, il se hâtait de les vendre pour en édifier d’autres ; non proprement spéculateur, mais fabricant de logis, comme on est fabricant de bateaux ou de meubles.

Levé à l’aube, il arpentait Paris en voiture, sa quinine en poche ; vivant au milieu des terrassemens, il y avait contracté des fièvres dont il souffrait sans cesse. Il occupait jusqu’à 700 ouvriers et faisait, chaque année, une moyenne de 125 millions d’affaires. Sur sa simple signature ses bailleurs de fonds — il en eut de considérables — lui remettaient des trésors ; le duc de Galliera lui avança un soir vingt millions, demandés à l’improviste, et nécessaires pour un cautionnement à verser le lendemain. Cet homme parti de si bas, arrivé si haut, dont la vie fut