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promet de rendre sa parole à André d’Orcieu. Hélas ! elle n’en a pas le courage, André ayant déclaré qu’il se tuerait. Et le supplice de la mère devient d’autant plus atroce que, Raguais ayant reparu, la jeune Isabelle, très naturellement égoïste, se jette, comme en un refuge, dans les bras du père indulgent qui lui permet, lui, d’épouser son amoureux.

Et Laure n’a pas encore souffert tout ce qu’elle pouvait souffrir. Car voici, suivi de sa femme, M. d’Orcieu qui vient lui demander la main d’Isabelle pour son fils. Et le digne homme, dans son ignorance, insiste de telle façon que Laure, totalement affolée et n’ayant d’ailleurs aucun autre moyen d’empêcher cette abomination, laisse échapper : « Mais vous ne voyez donc pas que je ne peux pas donner pour mère à ma fille la femme qui m’a pris mon mari ! »

Sur quoi, et presque instantanément, M. d’Orcieu, que nous voyons ici pour la première fois, devient sublime. M. d’Orcieu est un vieux soldat qui a eu jadis le malheur de tuer un homme en duel, et qui ne veut pas recommencer ; c’est un mari qui désire qu’on ne parle pas de sa femme ; et c’est un père qui aime infiniment son fils. Et donc, il dicte cette sentence, sans s’arrêter beaucoup aux considérans : « Il faut marier ces enfans, puisqu’ils s’aiment. Je vais garder ma femme. Vous, monsieur de Raguais, vous allez reprendre la vôtre, et vous, madame de Raguais, vous allez suivre votre mari. Je le veux. Et ainsi le monde ne saura rien de nos petites affaires. » Tous obéissent, même l’enragée Mme de Raguais.

On a peu goûté ce dénouement impromptu. On a eu tort. Il est imprévu sans être illogique. Il fait quatre malheureux, mais qui l’étaient ou l’auraient été sans cela, et deux heureux. C’est une jolie proportion. Ce dénouement est généreux et haut ; il rompt les mauvais effets de la « loi de l’homme » par l’obéissance à la loi supérieure, — loi de nature et loi sociale, — qui veut que les parens se sacrifient aux enfans, et le présent à l’avenir. Et le sacrifice est, ici, d’autant plus beau et plus significatif que d’aucuns le jugeraient absurde, et qu’il immole en somme quatre vies (déjà bien compromises, il est vrai) à l’amourette d’une fillette de dix-sept ans et d’un garçon de vingt-deux, qui se connaissent, je crois, depuis un mois et qui nous ont paru l’un et l’autre d’une extrême insignifiance.

Telle est la pièce de M. Hervieu : scénario lassé et violent, qui ne dure guère plus d’une heure ; scénario en deux actes, car l’affiche nous trompe et il n’y a nulle raison de baisser le rideau entre le « deux » et le « trois ». Comparés à cela, le Supplice d’une femme et Julie ont l’air de pièces où l’on liane. Les personnages sont généraux et