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Qui, parmi toute la foule babillarde, pourrait dire une seule des formes et des précipices de la chaîne des grandes montagnes blanches qui environnaient l’horizon hier à midi ? L’un dit que le ciel a été pluvieux, l’autre qu’il a été venteux, l’autre qu’il a été chaud ; mais qui a vu l’étroit rayon qui sortit du sud et qui frappa les sommets de ces montagnes jusqu’à ce qu’ils aient fondu et soient tombés en une poussière de pluie bleue ?…


L’artiste l’a vu. Il nous a retenus devant lui ou tout au moins il l’a retenu devant nous. Car cet homme fuit des miracles. « Il commande à la rosée de ne point sécher et à l’arc-en-ciel de ne point fondre… Il incorpore les choses qui n’ont pas de mesure et immortalise les choses qui n’ont pas de durée. » II observe la Nature, comme une vigie. Il est l’éveilleur de nos admirations. Les lois qui sont les plus insaisissables, c’est lui qui les démêle ; les joies qui sont les plus vives, c’est lui qui nous les donne ; les esthétiques mystères qui nous relient aux choses d’en haut et d’en bas, c’est lui qui marche à leur découverte. Ainsi, envers nous, « tout art est enseignement. »

Mais en même temps et pour la même raison qu’il est très grand vis-à-vis de nous, le rôle de l’Art est très humble vis-à-vis de la Nature. Envers elle, « tout art est adoration. » Car si le monde matériel a été expressément organisé dans un dessein esthétique, si les nuages sont peints a fresco chaque soir pour ravir nos yeux quand ils se lèvent et les corolles lavées à l’aquarelle chaque matin pour les ravir quand ils s’abaissent, c’est apparemment en la Nature qu’il faut chercher toute Beauté. C’est en elle qu’est le type suprême et le modèle éternel. Ce n’est point dans des rêves fournis par l’imagination ou dans quelque idéal imposé par la tradition. C’est dans la plus éphémère feuille que l’arbre donne au vent qui passe, dans le moindre caillou qui roule de la montagne, dans le plus frêle roseau qui se penche sur l’étang. Car dans chacune de ces choses, des yeux d’artiste savent démêler la signature de l’Artiste suprême. Sur aucune de ses œuvres Celui-ci n’a oublié d’imprimer le cachet de la Beauté.

Qu’importe qu’un passant, distrait et affairé, ne remarque point la splendeur d’une feuille morte, touchée par le soleil, à la porte d’une galerie, et qu’une fois entré dans cette galerie, il admire l’image de cette même feuille touchée par le pinceau mille fois plus faible d’un Vénitien ? Qu’importe qu’en y réfléchissant il s’étonne et se scandalise que l’Art lui fasse admirer l’image d’une chose dont il n’a pas admiré la réalité ? Et qu’importe enfin, si cet