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REVUE LITTÉRAIRE

LA MARQUISE DE CONDORCET

C’est par les salons que s’est propagée la doctrine philosophique du XVIIIe siècle ; les théories les plus audacieuses, avant de faire leur chemin dans la nation, ont été d’abord essayées et ont pris forme chez une marquise de Lambert et chez une marquise du Deffand, chez les Tencin, chez les Geoffrin, chez les Lespinasse. C’est dans l’élite féminine que les philosophes ont trouvé pour la diffusion de leurs idées les plus précieux auxiliaires. En tout temps, en effet, ce sont les femmes qui lisent le plus, même de livres sérieux; elles ont le goût des nouveautés ; elles ont un besoin naturel de logique qui n’étant contrarié, ni par la variété des connaissances, ni par les démentis d’une expérience qu’elles n’ont pas, les pousse à aller jusqu’au bout de leurs idées, et à conformer leur conduite aux principes une fois acceptés. Ainsi en a-t-il été, et les exemples abondent qui témoignent de ce travail accompli par les idées nouvelles en des âmes dociles. Mais il y a dans la philosophie du XVIIIe siècle plus d’un courant. Il est convenu de dire que dès l’apparition des livres essentiels de Rousseau, il se fit un brusque changement dans la direction des esprits; l’influence aurait été aussi profonde que le succès fut retentissant; au lendemain de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile toutes les femmes auraient été conquises par l’éloquence de l’écrivain passionné et converties à ses doctrines. Cela surprend, quand on y songe ; les idées n’ont pas coutume d’opérer avec cette soudaineté; leur œuvre, d’autant plus sûre, se fait lentement, par insinuation et par infiltration. Parmi les élèves les plus enthousiastes du philosophe genevois, et parmi ses dévotes les plus