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tenons-nous à conserver notre rang, il convient d’être sur nos gardes. Nous avons, à côté de nous, des voisins entreprenans qui ont, déjà, bien grandi à nos dépens et qui ne seraient pas fâchés de nous enlever, elle aussi, cette hégémonie financière du continent. De la révocation de l’édit de Nantes à la guerre de Sept ans, et du traité de Bâle à Sadowa, nos évêques et nos philosophes de l’ancien régime, nos révolutionnaires et nos journalistes de la France moderne ont, maintes fois, travaillé pour le roi de Prusse ; je crains fort que, à leur insu, les pamphlétaires de l’antisémitisme et les tribuns de l’anticapitalisme n’en fassent autant. On sait ce qu’a gagné Berlin à la révocation de l’édit de Nantes. Telle autre révocation des droits reconnus à telle autre classe de Français ne lui serait, sans doute, guère moins profitable. Un des phénomènes les plus intéressans de ce dernier quart de siècle, — à la fois signe et effet de la grandeur nouvelle de la Prusse, — c’est l’essor pris par le marché de Berlin. Sur ce terrain, aussi, nous avons là, sur les bords de la Sprée, un concurrent redoutable. L’Allemagne nouvelle n’est pas la Prusse pauvre, aride, besogneuse du grand Électeur ou du grand Frédéric. L’Allemagne s’est bien enrichie, depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout ; ceux qui disent qu’elle ne produit que des hommes et non des capitaux se trompent étrangement, car l’homme aussi est un capital, et un capital productif. La guerre n’est plus l’industrie nationale de la Prusse, ou elle n’est plus la seule. L’Allemagne est devenue une puissance industrielle, une puissance commerciale, une puissance maritime de premier ordre ; à ce triple égard, nous nous sommes laissé devancer par elle. L’Allemagne possède l’esprit d’entreprise ; elle entend fort bien la spéculation ; elle a tout ce qu’il faut pour se créer un marché financier de premier rang ; que dis-je, elle en a déjà un à Berlin, sans compter Francfort et Hambourg. Pour faire passer à Berlin le sceptre financier du continent et lui assurer décidément la première place, il suffit d’une imprudence du Palais-Bourbon. Quelques lois inconsidérées de législateurs présomptueux, de ces lois dictées à la lâcheté collective des élus par les préjugés impérieux de l’électeur, de ces soi-disant réformes qui découragent les affaires et effrayent les capitaux, c’en est assez pour provoquer la déchéance du marché de Paris, pour que la France soit financièrement décapitée au profit de Berlin, au profit de Londres, au profit de Genève ou de Bruxelles : car ils sont plusieurs, grands