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nations et qui traitent de pareils soucis de préjugés ataviques, j’avoue que je reste, quant à moi, des Français qui gardent ce noble préjugé des aïeux. Les socialistes, je le sais, uniquement préoccupés du bien-être des individus ou de la satisfaction des masses, font peu de cas de l’intérêt national ; mais c’est justement là une chose que nous ne saurions leur pardonner.

A quelles conditions, la France, notre vieille patrie française si cruellement éprouvée, peut-elle encore garder son rang, entre les jeunes États qui se dressent à ses côtés, en face des colosses toujours grandissans de l’ancien et du nouveau monde? En d’autres termes, que faut-il à une nation, au seuil du XXe siècle, pour constituer, aux yeux des hommes, une puissance de premier ordre? Il faut, avant tout, un territoire étendu, avec une population nombreuse, — deux choses, hélas! pour lesquelles nous sommes en recul, ou nous sommes stationnaires ; deux choses pour lesquelles la plupart de nos rivaux l’emportent, de plus en plus, sur nous ; — il faut, en outre, je ne parle ici que des instrumens matériels de la puissance, il faut, en outre, surtout à défaut d’un vaste territoire, des armées, des flottes, des colonies, des possessions réparties sur la face du globe, toutes choses pour le maintien ou pour l’acquisition desquelles l’argent n’est pas indifférent; — il faut enfin, et peut-être devrions-nous dire, il faut d’abord, autant que tout cela est compatible ensemble, une grande industrie, un grand commerce et, plus encore, un grand marché financier. Or, entre tous ces facteurs matériels de la puissance nationale, celui qu’on nous conteste le moins, le seul peut-être par où nous l’emportons encore, au moins sur nos rivaux du continent, c’est le marché financier. Cette dernière primauté qui reste à la France, Berlin est jaloux de nous l’enlever, elle aussi ; mais en dépit de tous ses efforts et de tous ses progrès, Berlin n’y est pas encore parvenu.

Un marché financier puissant, autonome, ne relevant pas de l’étranger, un marché qui permette à une nation de se passer du bon plaisir des autres et, au besoin, de leur faire sentir son ascendant, réfléchissez à ce que cela veut dire pour un peuple, pour un État. C’est une des formes de l’indépendance nationale, et non la moins précieuse; c’est une des formes de la puissance d’un État, et non une des moindres. Un peuple politiquement émancipa de la domination étrangère peut, sous ce rapport, demeurer dans une sorte de vasselage de l’étranger. Comparons, à cet égard,