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On dirait, à certaines heures, qu’elle va mettre les continens en actions, et les débiter par tranches à la Bourse.


I

C’est comme un tourbillon qui emporte les peuples civilisés Grands et petits, tout le monde spécule, et tout le monde se plaint des excès de la spéculation. C’est devenu un des thèmes favoris des moralistes du feuilleton et des philosophes du fumoir. En aucun champ, hélas ! la déclamation n’est plus aisée et plus stérile. Parmi les censeurs qui déplorent le plus vivement les abus de la spéculation, combien en ont les mains entièrement nettes? Jamais, depuis le temps où les admirateurs de Law remplissaient de leurs clameurs la rue Quincampoix, la France et le monde ne se sont autant adonnés aux combinaisons de Bourse. Certains font de la spéculation sans le savoir, beaucoup en font sans la comprendre. Parmi les spéculateurs même, le grand nombre ignore le rôle économique, la fonction sociale de la spéculation. En aucune matière les distinctions ne sont plus nécessaires, et les préjugés plus répandus. Pour la foule, pour beaucoup même de ceux qui s’y livrent, la spéculation n’est qu’un jeu. La Bourse leur semble un tripot où l’on ponte sur les valeurs, comme ailleurs sur les cartes; ou encore c’est, pour eux, une sorte d’hippodrome, où l’on parie sur des rentes ou sur des actions, au lieu de parier sur des chevaux. Cette façon de concevoir la Bourse est une des raisons pour lesquelles la Bourse fait tant de victimes. Qui ne voit dans la spéculation qu’une roulette ou un baccarat est sûr de perdre, et c’est justice. Le jeu n’est pas l’essence de la spéculation, il n’en est que l’abus et la corruption. La langue usuelle a tort de les confondre. Le vrai financier, le spéculateur digne de ce nom ne joue point, ne parie point; ses opérations n’ont rien de commun avec la rouge et la noire, ou avec les gageures des courses.

Spéculer, le mot même l’indique, c’est prévoir: autrement dit, c’est voir de loin, saisir d’avance la série des faits, anticiper sur leurs conséquences. Bien de plus légitime en soi. Le financier fait, dans sa sphère, ce que l’homme de guerre ou l’homme d’État font chacun dans la leur. Par cela même, il n’est pas sans ressemblance avec eux. En même temps qu’un calculateur, un grand financier doit être un homme d’imagination, — imagination