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de tous les débris des êtres organisés, et qui restitue la vie qu’elle en a reçue à ceux qui les remplacent à la surface du globe.

Après l’eid commence le fjord proprement dit. Il pénètre de quatre-vingts kilomètres dans le sein du continent, étendant à droite et à gauche ses racines profondes et avides, ces tentacules puissans par où l’Océan semble vouloir aspirer avec plus de force l’eau que lui doit la terre. Ce fjord n’est qu’une étroite fente dans le fjeld, le haut plateau norvégien, chaos informe et désert où ne pousse qu’un peu de mousse et d’herbe entre les pierres, coupé de failles où vont se perdre les ruisseaux, taché de mares d’eau croupissante, sans autre trace humaine que les sæter des pâtres de loin en loin. D’en bas, par momens, nous apercevons le fjeld au-dessus de la ligne des derniers sapins, froid et désolé, nous emprisonnant dans sa ceinture de solitude et de tristesse : «... C’est une mer figée; — comme un linceul, la neige couvre ce tombeau. — Le tonnerre grondant partout — est la cloche qui monte à Dieu[1]. » Son flanc abrupt, fait de roc dur, se recouvre par endroits d’alluvions déversées par la montagne, dont la pente s’allonge alors doucement vers le fjord. Des prairies, que séparent les ruisseaux et les cascades, se suspendent à mi-hauteur; jusqu’à la rive de pierres plates s’échelonnent les sapins, plus beaux ici et plus forts à mesure qu’ils approchent de leur limite septentrionale, les bouleaux pâles et délicats sur leurs tiges blanches qui se tordent comme le tronc nerveux des oliviers, les aulnes, et les trembles. — Voici quelques gaards à mi-côte, des fermes, avec leur toit de gazon où poussent des plantes et des arbrisseaux ; on y monte par des sentiers invisibles et escarpés, et en bas, au bord de l’eau, une cabane doucement inclinée protège la barque familiale, le seul lien qui rattache au reste du monde cette oasis perdue dans le désert de roc. Le village prochain, blotti au débouché d’une vallée, est éloigné de plusieurs milles, et lui-même n’est en communication avec le centre de la région, Bergen, que par de rares services de bateaux. — Dans cette solitude et dans ce chaos, on ne trouve pas une parcelle de sol cultivable qui ne soit cultivée; l’homme est partout où il peut être. C’est la terre qui manque : la Norvège tient presque tout entière entre son fjeld et ses fjords.

  1. Olsen Vinje, mort en 1870.