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Détrompez-vous : de nombreuses divergences les séparent encore. Mazzini est sorti du catholicisme, Gioberti lui reste fidèle. Mazzini poursuit une réforme religieuse vague, sans dogme et sans surnaturel ; Gioberti n’admet qu’une réforme catholique. Quelles qu’aient été les erreurs des Pontifes et les corruptions de la curie romaine, le catholicisme demeure la forme la plus parfaite et la plus exquise du christianisme. Mazzini croit à l’efficacité des conspirations, des programmes, des comités, des journaux ; Gioberti ne compte que sur l’action légale, constitutionnelle, et sur l’influence toute-puissante de la pensée exprimée dans les livres. Mazzini ne croit à la résurrection que par la république, Gioberti ne prononce pas un veto éternel contre celle-ci, mais il démontre que Charles-Albert a été moins inepte que les républicains, et, comme il avait dit à Charles-Albert : « Marchez, nous vous soutiendrons ! » il crie à Victor-Emmanuel : « La misérable Italie attend depuis Machiavel le Prince qui élèvera la bannière sous laquelle elle est prête à courir, soyez ce Prince ! »

Déjà dans l’année 1850, chez Lamennais, j’avais entendu Gioberti, les yeux étincelans derrière ses lunettes d’or, développer avec une intarissable et entraînante faconde ces vues qu’il exposa l’année suivante dans son Rinnovamento. Cet ouvrage, malgré sa composition confuse et sa redondance, malgré ses injustices envers Pinelli, Da Bormida et quelques autres, restera un des plus remarquables monumens de la langue, de l’éloquence, de la science et du génie philosophique et politique de l’Italie moderne. Son action, aussi considérable que l’avait été celle du Primato, a été plus durable et surtout plus efficace. Après l’avoir lu, Victor-Emmanuel s’écria : « Je serai ce que dit Gioberti ! » Sans le dire Cavour le pensa ; et avec eux le pensèrent de même les Italiens patriotes d’un bout à l’autre de la péninsule. Plus que Garibaldi dont les statues encombrent tant de places italiennes, plus que Mazzini à l’indomptable ténacité, plus que Manin au bon sens profond, autant que Cavour, que Victor-Emmanuel, Gioberti a créé l’Unité italienne. Il a été le phare toujours visible sur lequel tous ont constamment tenu leurs yeux fixés durant la marche dans les sentiers ténébreux.

Le Contrat social de Rousseau et le Pape de J. de Maistre avaient démontré déjà qu’un livre fortement conçu est aussi une épée, et que parfois le philosophe solitaire, à la pensée et à la parole vaillantes, conquiert, renverse, édifie.