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LETTRES INÉDITES
DE
ALFRED DE VIGNY [1]


I


Angoulême, dimanche 20 septembre 1846.

C’était écrit, disent les Arabes : je devais partir hier et réfléchir toute la nuit en admirant les éclairs à l’horizon ; je pensais à l’inutilité de la parenté dans les choses humaines, au peu d’autorité d’un cousin, et même d’une sorte d’oncle comme moi, sur sa cousine. Jamais, par exemple, je le sais, je n’apprendrai rien de sa santé par elle-même jusqu’à mon retour à Tours. Et cependant,

  1. Paris, 1er décembre 1896.
    Cher Monsieur,
    J’ai lui ces lettres d’Alfred de Vigy à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine, une cousine qu’il a dû, en tout bien tout honneur, ne pas aimer médiocrement, puisqu’il lui dit de si jolies choses et lui reproche doucement, mais sans cesse, ses lettres trop brèves et ses trop courtes et trop rares apparitions. Oh ! vous pouvez bien les publier, donner ce régal aux lecteur de la Revue. Je vous ai dit d’ailleurs quelle était ma règle pour autoriser ou pour interdire, ayant reçu qualité pour faire l’un ou l’autre d’Alfred de Vigny lui-même, en vertu du codicille littéraire ajouté à son testament. En matière de correspondance, je n’ai garde de ne pas autoriser ce qui peut servir la mémoire de l’immortel absent et le faire mieux connaître en donnant un aliment à la curiosité extraordinaire qui s’attache de nos jours aux grandes illustrations. Je n’interdis que tout publicité qui eût froissé de son vivant sa fière susceptibilité…
    Qu’elles sont charmantes dans leur grâce coquette et originale, ces lettres à la petite-cousine ! On surprend là, c’est une délectation, le poète, « la Pensée », comme l’appelait Barbey d’Aurevilly, qui sort de sa tour d’ivoire et écrit familièrement, — autant qu’il peut. Jules Sandeau n’a-t-il pas dit de lui qu’il n’était pas familier avec lui-même ? Certainement, c’est une familiarité d’un genre particulier, qui n’est pas celle de tout le monde, puisqu’on ne trouve pas dans ces lettres une seule ligne vulgaire. Elles nous montrent pourtant un Vigny qui n’est pas le poète altier de Moïse et des Destinées. Il n’est pas dans la Maison du Berger, la petite-cousine non plus. Elle est ou à Tours ou dans son château voisin de la ville. Il lui parle des choses de la terre et du monde, lui donne des conseils sur ses lectures, lui reproche doucement, mais souvent, la vie mondaine qui la retient esclave loin de lui, qui aimerait tant la voir. Il voudrait bien, lui, sortir de sa tour d’ivoire pour aller la trouver. Mais il y demeurera, non pas seulement prisonnier de ses rêves et de ses travaux solitaires, mais captif de sa bonté dans un foyer bien triste où il s’est fait le frère hospitalier de Mme Vigny, sa vieille compagne malade. Ses dernières lettres sont navrantes. Elles le montrent malade lui-même, de l’affreux cancer à l’estomac qui l’emportera à la suite de souffrances inexprimables, sans que son dévouement s’arrête pour celle qu’il appelait sa chère Lydia.
    J’ai entrevu, je ne puis dire connu, dans ses dernières années cette Lydia, — nom ne lui allait plus guère, — qui a tant pris au poète de ses veilles. L’excellente femme avait un culte pour celui dont elle portait le nom glorieux. Mais quel contraste entre le prêtresse et son dieu ! Née en Angleterre, elle était belle quand il l’avait épousée, mais elle avait perdu tout beauté. Elle avait oublié l’anglais et n’avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait les conversations, on le conçoit, assez difficiles. Quand je l’ai vue, massive, hommasse, comme nouée et demi-aveugle, elle avait autant de peine à se mouvoir qu’à parler. Telle quelle, Vigny l’entoura des soins les plus tendres, des prévenances je dirai les plus chevaleresques qu’il avait eues pour elle dans sa jeunesse, quand il s’ingéniait à lui cacher ce qui aurait pu l’affliger. Ils e moururent pas tout à fait D’intervalle l’un de l’autre.
    Baucis devint tilleul, Philémon devint chêne.
    Pauvre femme ! Elle était déjà devenue tilleul de son vivant. Lui aussi il était déjà chêne, mais un chêne pareil à ceux de la forêt de Dodone qui rendaient des oracles en chantant, plus merveilleux encore, puisque, même mort, on entend toujours ses beaux chants doux et sombres, et que depuis sa mort il a continué de grandir.
    Recevez, mon cher monsieur Brunetière, les meilleures et les plus hautes cordialités de ce qui est bien heureux de se dire votre ami en Alfred de Vigny.
    LOUIS RATISBONNE.