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Et de fait l’immigration des hommes et des choses y devient tous les jours plus considérable. Pour ne parler que de Dijon, n’avons-nous pas vu deux de ses œuvres d’art peut-être les plus locales, le tombeau de Philippe Pot et la charmante Vierge de la rue Porte-aux-Lions, ne les avons-nous pas vues s’installer au Louvre? N’a-t-on pas même déjà proposé d’y faire venir à leur suite, en échange de quelques Bolonais ou d’un vase de Sèvres, les deux tombeaux du Musée et le Puits de Moïse?

Mais fort heureusement ce n’est là qu’un projet; et en attendant qu’on ait achevé de les dépouiller, les villes de province restent encore assez riches en belles œuvres d’art. Dijon, par exemple, est aujourd’hui, comme jadis, un musée vivant. Toutes les rues y ont une âme; toutes les maisons y enchantent les yeux, par quelque singularité élégante ou piquante. On y sent, suivant l’expression d’Emile Montégut, « une ville qui a été constamment heureuse, et qui a eu le bon sens de ne pas trop changer. » Et il suffit de jeter les yeux sur les illustrations de l’ouvrage consacré par M. Chabeuf à la gloire de sa ville natale, pour comprendre aussitôt la variété, le charme, l’antique et toujours nouvelle beauté de Dijon.

Non, Dieu merci ! Paris n’a absorbé jusqu’à présent ni l’art, ni la pensée, ni la vie de la France ! Voici un ouvrage qui a été écrit, illustré, édité en province : et c’est à coup sûr un des plus beaux qu’on ait publiés depuis de longues années, un des plus somptueux et des plus soignés, mais aussi des mieux écrits, et plus intéressant encore, peut-être, à lire qu’à regarder. L’auteur, M. Chabeuf, a beau habiter Dijon, ou plutôt Saint-Seine, aux portes de Dijon : ce n’en est pas moins un excellent écrivain. Il ne se borne pas à connaître sa ville, il en porte, pour ainsi dire, le passé en lui. Siècle par siècle, la vie de l’antique capitale s’évoque devant ses yeux. Je voudrais pouvoir citer, notamment, le chapitre qu’il intitule Dijon féodal et ducal : il y a fait une des peintures de la société du moyen âge les plus précises, les plus colorées, les plus attachantes qui soient. Et M. Chabeuf est de plus un sage, un vrai philosophe, qui, non content de bien voir, sait encore réfléchir aux choses qu’il voit. A tout instant, chez lui, le moraliste se montre sous l’historien et l’archéologue. Après avoir signalé l’irrégularité des rues de Dijon : « Ne nous en plaignons pas trop, ajoute-t-il, et surtout n’accusons pas l’esprit du moyen âge! Dijon s’est élevé de lui-même, un peu au hasard, avec cette indépendance qui est le caractère de la race. Et si la raison s’irrite parfois de ces incohérences, n’y trouve-t-elle pas aussi d’amples compensations? »